Analyse sur la valeur symbolique des animaux dans les proverbes marocains récoltés à Ouezzane (Nord-Ouest du Maroc)*

Análisis del valor simbólico de los animales en los proverbios marroquíes recopilados en Ouezzane (Noroeste de Marruecos)

MONTSERRAT BENÍTEZ FERNÁNDEZ

(Escuela de Estudios Árabes, CSIC)

montsebenitez@eea.csic.es

ORCID: 0000-0002-8103-1428

RÉSUMÉ : Dans cet article, on présente une réflexion sur les représentations d’animaux dans le patrimoine oral du Maroc. Un corpus de proverbes a été récolté et ceux relatifs aux animaux ont été d’abord sélectionnés puis comparés avec différentes sources, écrites et orales, telles que des textes sacrés, des « bestiaires » médiévaux, des sources littéraires ou des croyances populaires. L’intention de cette comparaison est d'éclaicir la valeur symbolique des animaux dans les proverbes, ainsi que d’essayer de trouver l’origine de ces proverbes. Cette information va permettre de donner des réponses à des questions telles que : Pourquoi ces proverbes restent-ils dans la mémoire collective ? Les animaux jouent-ils un rôle spécifique dans le maintien du proverbe ? Pourquoi sont-ils caractérisés dans les proverbes d'une façon et non pas d'une autre ?

MOTS CLÉS : Patrimoine oral, Parémiologie, animaux, Nord du Maroc, Anthropologie de la mémoire

RESUMEN : En este artículo se reflexiona sobre el valor simbólico de los animales en el patrimonio oral de Marruecos. Para ello, se ha recopilado un corpus de proverbios y los relativos a los animales han sido seleccionados y comparados con distintas fuentes escritas y orales tales como los textos sagrados, bestiarios medievales, fuentes literarias o recopilaciones de creencias populares. La intención de esta comparación pretende aclarar el valor simbólico de los animales, así como buscar un posible origen de los proverbios. Todo ello permitirá proporcionar repuestas a preguntas como ¿por qué estos proverbios permanecen en la memoria colectiva? ¿Qué rol juegan los animales en la conservación del proverbio? ¿Por qué se caracteriza a los animales de una forma concreta en el proverbio?

PALABRAS-CLAVE: patrimonio oral, Paremiología, animales, Norte de Marruecos, Antropología de la memoria

1. INTRODUCTION

Le patrimoine oral marocain a été et est toujours l'objet d'étude de différentes disciplines scientifiques comme l'Anthropologie, la Littérature, ou la Linguistique et suscite l'intérêt de maints chercheurs1. Très souvent, on demande aux informateurs de raconter des contes, des comptines, des proverbes, ou des chants, entre autres, afin d'établir un rapport naturel avec eux. Ce genre de récits permet de « briser la glace » lorsque l'on débarque sur un terrain nouveau où l’on n'a pas encore tissé de liens sociaux avec les informateurs. On se sert de ces manifestations culturelles afin d'observer la cosmogonie locale, les traits linguistiques d'un certain parler ou encore de caractériser la production littéraire propre. C'est de cette façon que moi aussi, lors de mon arrivée à Ouezzane (Nord-Ouest du Maroc) sur ce nouveau terrain du travail2, j’ai demandé à me faire raconter des récits et des proverbes. C’est comme ça qu’au long de presque deux heures et demi d'enregistrement, avec 5 informateurs (3 hommes et 2 femmes)-, j'ai eu accès à différents types de production, principalement des proverbes, appartenant au patrimoine oral marocain. Lorsque j'ai procédé à l'analyse de ces matériaux, j'ai remarqué une présence assez importante d'animaux dans les proverbes.

Étant donné que la littérature arabe donne un large éventail d’information sur les animaux, tels que des descriptions, des qualités, des utilités ou encore, des données de type philologique (Eisenstein 2014), j'ai envisagé d’élaborer une réflexion sur la valeur symbolique et la représentation des animaux afin de donner réponse à quelques questions. D'abord je voulais savoir ce qui rend ces proverbes mémorables. C'est à dire pourquoi sont-ils préservés et utilisés jusqu'à nos jours. Est-ce la présence effective des animaux dans ces proverbes qui les rend mémorables ? Quelle est leur signification symbolique, ou encore l'histoire qui se trouve derrière le proverbe ? D’autres questions découlent de ces premières: pourquoi trouve-t-on la présence de ces animaux, souvent exotiques, dans les proverbes du Nord du Maroc? Pourquoi sont-ils choisis dans la construction d'un proverbe?

Tout d’abord, je me suis intéressée aux caractéristiques des animaux mentionnés dans le corpus et j'ai cherché ensuite à comprendre de quelle façon ils sont particularisés. Puis, je me suis interrogée sur les espèces présentes dans les proverbes, car leur apparition évoque un milieu naturel parfois proche des locuteurs, mais souvent aussi inconnu et lointain et, dans ce cas, je me suis demandé pourquoi les habitants du nord du Maroc se font l’écho de ces expressions. À propos de ces animaux étranges aux paysages du nord du Maroc et de la ville, j'ai cherché à comprendre comment ont-ils réussi à faire partie du patrimoine culturel de la région et pourquoi les animaux sont particularisés d'une façon et non pas d'une autre.

Pour cette raison, l'analyse du corpus a donné suite à la consultation d'autres sources comme des textes religieux (le Coran et les aḥādit3); des sources du fond méditerranéen comme le Physiologus (Guguielmi, 2002), qui a son importance car il compile la tradition savante aristotélicienne –qui, à son tour, a influencé d'autres bestiaires médiévaux aussi bien européens qu'arabes tels que Kitāb l-ḥayawān (al-Ğāḥi s. IX, Asín Palacios, 1930), Kitāb naʕt al-ḥayawān (Ibn Baxtīšuʕ s. XIII, Contadini, 2012.) ou encore Kitāb manāfiʕ al-ḥayawān (Ibn al-Durayhim al-Mawsilī s. XIV, Ruiz Bravo-Villasante, 1981). Ces œuvres ont en commun non seulement le fait d'avoir comme objet l'étude des animaux, en expliquant leur morphologie, leur utilité et leur caractère, mais aussi d'avoir un certain caractère moralisant envers les humains lesquels devraient s'émerveiller de la création divine (Pellat, 1971).

Enfin, j'ai aussi tenu compte d’autres ouvrages qui analysent le patrimoine oral et les croyances populaires marocaines (Westermarck 1926 et 1930) et de sources littéraires appartenant au fond arabo-musulman, qui gardent l'essence de certains des proverbes qui sont l'objet de cette étude.

Afin de donner réponse aux questions initiales j'ai décidé de suivre certains aspects de l'Anthropologie de la mémoire comme cadre théorique de mon travail. Selon Carlo Severi (2007), les connaissances qui ne se consignent pas par écrit ont tendance à disparaitre car elles ne se soutiennent que par la voix de ceux qui les rapportent. Alors, quel est le mécanisme qui est mis en œuvre pour que ces traditions orales arrivent jusqu'à nos jours ?

À propos de l'oralité, Severi en distingue deux niveaux. D'abord un niveau relatif à ce qui est raconté qu'il dénomme « parole narrative » et qu'on identifie avec les histoires. Puis un niveau qui englobe d'autres actes d'énonciation adressés à la divinité, ayant un caractère plus solennel, et qu'il appelle la « parole rituelle ». Ces deux niveaux d'énonciation se trouvent dans une relation d'implication réciproque. C'est à dire que lorsque l'oubli exerce son pouvoir sur l'oralité et la parole rituelle se perd, il y a toujours quelque chose d'essentiel qui persiste dans la narration.

« L'acte énonciatif, la célébration réalisée par la parole semble se soutenir […] sur une charpente invisible qui résiste aux flétrissures du temps. Chaque nouveau narrateur pourra […] ajouter une remarque, modifier un détail, changer des mots. Cette charpente invisible […] restera intacte. C'est donc la valence performative de la prière, l'acte de célébration par la parole, et non le contenu de l'histoire [la narration] qui persiste réellement dans la tradition. C'est l'acte rituel, et non la forme narrative, qui rend cette histoire mémorable » (Severi, 2007 : 11). Il s'agit donc d'une sorte d'inclusion du « registre rituel » dans le « registre narratif » ou vice-versa « au point que l'un devient indissociable de l'autre » (Severi, 2007 : 12).

Alors, je pars du principe que les proverbes sont un acte énonciatif que l'on pourrait classifier comme « parole narrative », mais qui cachent ou sont le résultat, en fait, d'une « parole rituelle » qui se serait perdue, du moins, dans l'emploi oral et quotidien. C'est à dire que la parole rituelle a rendu le proverbe (« parole narrative ») mémorable.

2. LE CORPUS

Comme je l’ai déjà mentionné, les matériaux faisant partie de cette étude appartiennent à 3 entretiens différents que j’ai menés dans la ville d’Ouezzane (Nord-ouest du Maroc) en 2014. J’ai interviewé 5 informateurs dont trois jeunes hommes et deux femmes. Les trois jeunes hommes sont nés et ont grandis à Ouezzane. Ils sont âgés, au moment de l’enregistrement, de 18, 20 et 35 ans. Tous les trois sont hautement alphabétisés car ils ont tous acquis le niveau Baccalauréat et les deux plus âgés poursuivent ou ont fini des études universitaires. Les hommes ont été enregistrés lors d’un entretien collectif. Quant aux dames, elles ont d’origine jeblie (tribu de Ghzaoua), mais se sont installées dans la ville après leur mariage. Au moment de l’enregistrement, elles ont 38 et 60 ans. Elles sont illettrées, car elles n’ont jamais fréquenté l’école. Ces dames ont été enregistrées lors de deux autres interviews.

Le temps total d’enregistrement est de 2 heures et 22 minutes reparti en 3 interviews semi-dirigées au cours desquelles la consigne était de récolter différentes sortes de récits propres au patrimoine oral marocain, parmi lesquels on trouve des proverbes -un total de 55-, des contes -15 unités narratives- ou des devinettes -sur ce point le corpus n’est absolument pas représentatif car on a relevé seulement deux occurrences-. Un nombre important des contes (53,3%) et une partie des proverbes (18%) font référence à des animaux. D’après les informateurs, les éléments formant ce corpus font toujours partie du quotidien même s’ils coïncident tous à affirmer que le patrimoine oral marocain était plus riche et l’usage était plus fréquent du temps de leurs ancêtres.

Étant donné la nature différente de ces matériaux, j’ai choisi, dans le cadre de ce travail, de restreindre l’analyse aux proverbes parce qu’ils ont un caractère quelque part imagé et même énigmatique, mais aussi car on a tendance à croire que ce genre de sentences reflète un « monde traditionnel » qui est en danger de disparition au fur et à mesure que ce « monde » disparait (Dagher 1994).

La distribution des proverbes lors de cette étude n’a pas suivi de critère particulier, on a disposé les proverbes dans leur ordre d’apparition dans le corpus. Comme on va le voir, la plupart des animaux qui apparaissent dans les proverbes récoltés sont de nature sauvage, notamment l’éléphant, le singe, la chamelle, la gazelle et le serpent. La plupart de ces animaux ne sont pas des espèces exotiques à la région du nord du Maroc, mais ils font référence à un horizon quelque peu lointain des habitants de la ville et, pour certains d’entre eux, des zones rurales. Les animaux domestiques, quant à eux sont les abeilles, le mouton ou l'âne sur lesquels on a présupposé un plus grand degré de connaissance de la part des informateurs.

Une question à poser est comment des animaux sauvages et parfois complètement inconnus des paysages nord-africains arrivent au sein du patrimoine oral marocain ? Les ménageries royales sont, en partie, responsables, car elles disposaient d’animaux exotiques souvent offerts aux sultans, mais aussi les textes sacrés et la littérature en sont responsables car ces textes font souvent références à des animaux peu communs dans le Nord de l'Afrique (comme les pachydermes), ou même dans le Nord du Maroc (comme les camélidés).

3. LES ANIMAUX4

Dans les pages qui suivent je vais énumérer les animaux et les proverbes dans lesquels ils apparaissent. Ensuite, je vais esquisser les données que l’on trouve à propos de ces animaux dans d’autres sources. L’organisation des animaux dans ce travail est due complètement au hasard, car j’ai inclus les proverbes au fur et à mesure qu’ils apparaissent dans les enregistrements.

L'éléphant (l-fīl) : lli ma qadd-u fīl zād-u fīla ‘celui qui ne peut pas se mesurer à un éléphant, on lui ajoute une éléphante’.

L'animal en question est l'objet d’une métaphore qui symbolise un empêchement, un problème de grande importance ou une situation difficile à surmonter. Le patrimoine oral reflète une certaine méconnaissance de l'animal, car le proverbe ne fait référence qu'à sa taille et son poids. Selon le DAF (de Prèmare, 1998, vol X : 199-200) on trouve un mot de la même racine en arabe marocain. Il s’agit de « tfiyyəl itfiyyəl : v. devenir très gros et informe/boursouflé ; devenir trop gros et mal bâti ». C'est à dire qu'en arabe marocain la racine a une relation beaucoup plus forte avec la notion de taille et de poids qu'en arabe classique où tafayyala yatafayyalu signifie « grandir » (Corriente, 1991: 603).

Comme on peut l'imaginer, cet animal n'est pas habituel dans les paysages Nord africains, au moins depuis le II siècle avant JC, moment à partir duquel il a disparu (Sánchez Sanz, 2011).

L'éléphant est présent dans d'autres sources aussi bien de type religieux que dans des traités consacrés aux animaux en période médiévale.

D'abord, l'éléphant est mentionné dans le Coran où une sūra (105,1) lui est consacré (sūrat al-fīl ou sourate de l’éléphant), bien que l'animal n’apparaisse que dans le verset 1 « N'as-tu pas vu comment ton Seigneur a agi envers les gens de l'Éléphant ? » Cette sūra fait référence à l'attaque du roi d'Abyssinie, qui emmenait avec lui un éléphant, contre La Mecque et dont le résultat a été désastreux pour les Abyssins.

Cet évènement est daté de l'an 570 et coïnciderait avec la naissance du Prophète, raison pour laquelle cette année est connue comme « l'année de l'éléphant ».

Les bestiaires médiévaux qu’on a consulté (le Physiologus, le Kitāb l-ḥayawān, le Kitāb manāfiʕ al-ḥayawān et le Kitāb naʕt al-ḥayawān) font référence á l'éléphant. Celui-ci est mentionné pour sa morphologie, son alimentation, ses habitudes et ses faiblesses. L'éléphant est aussi présent dans des recueils de récits traditionnels considérés comme littérature savante tels que Calila wa Dhimna et les Mille et une nuits. Cependant il n’occupe pas une position prépondérante, car il n'est, dans aucun cas, traité comme protagoniste, compagnon ou assistant du héros. Au contraire, il est souvent mentionné en termes de comparaison avec d'autres objets ou animaux par sa grande taille5.

Le singe (l-qaṛḍ) : a) ța-ybīʕ l-qaṛḍ w-ta-yəḍḥak ʕla lli yšra-h ‘Il vend des singes et il se moque de celui qui les achète’6; b) kull l-qəṛḍ f-ʕīn ṃṃu-h ġzāl ‘Chaque singe, aux yeux de sa mère, est une gazelle’.

Le premier des proverbes a une signification nuancée selon si on met l’accent sur « le vendeur » ou sur « l’acheteur ». D’un côté, si c’est « le vendeur » qui est la cible du proverbe, alors on fait référence à quelqu’un qui ne tient pas parole de ses propos et qui profite de la naïveté de son interlocuteur. En revanche, lorsque les interlocuteurs visent « l’acheteur », le proverbe porte sur quelqu’un qui fait de choses inutiles, comme acheter un singe, qui serait digne de moquerie. De plus, le singe est connu par la capacité d’imiter, donc l’acheteur de singes n’est pas seulement l’objet des moqueries du vendeur, mais aussi du singe.

Le deuxième proverbe signale que tous les enfants sont beaux aux yeux de leurs mères. Ici le singe est employé à cause de sa laideur, car même un singe est beau aux yeux de sa mère. Il faut signaler une certaine variation du proverbe : « Kull xanfūsa ʕand yimmah/a ġzāl ; ‘Chaque scarabée, aux yeux de sa mère, est une gazelle’ ». Dans cette version (Ben Cheneb, 1905-1907, cité par Westermarck ; DAF, vol. 4;1994: 164 ; Messaoudi, 1999: 92 ; Westermack, 1930 : 242), le singe (qəṛḍ) a été substitué par le scarabée ou le cafard (xanfūs/a), mais la variation ne change pas la signification du proverbe qui implique que la laideur/beauté est subjective.

Dans les deux cas, le rôle du singe n’est pas positif. Aux yeux des locuteurs, le singe serait affreux, mais aussi quelque chose d'inutile à acheter, car, en plus de sa hideur, cet animal ne convient à aucune utilité, ni comme moyen de transport, ni comme aliment, etc.

Le singe, plus concrètement le Macaca sylvanus ou macaque de Barbarie (aussi connu sous les noms de « magot » ou « macaque berbère »), est un animal habituel dans certains écosystèmes du Nord de l'Afrique. Il se trouve notamment dans des régions montagneuses du Maroc, principalement au Moyen Atlas mais aussi dans le Haut Atlas et dans le Rif. Or, il garde un point d'exotisme, car il n'est pas fréquent de trouver cet animal dans les villes, hormis les singes dressés que l'on trouve à Marrakech, de ce fait, les informateurs ne sont pas familiarisés avec eux. D'ailleurs, ils ont fait référence à l’aire d’Ifran, dans le Moyen Atlas et même à Jmaʕ Fna (Marrakech), mais pas à un habitat proche.

Quant à la position du singe dans le Coran, elle n'est pas non plus très positive. Le singe apparait dans trois occasions (2, 65 ; 5, 60 ; 7, 166 ;) faisant toujours référence à la métamorphose des mauvais croyants en singes. Dans ce sens, Westermarck (1926 : 315, vol.2) signale que la croyance généralisée était que, à l’origine, le singe était un homme qui, á cause d’une faute, aurait été transformé en singe.

Dans le Phisiologus, le singe est comparé aux mauvaises actions, aux pêchés et aux démons, car il a un début et pas de fin, faisant référence à l'absence de queue.

Le Kitāb manāfiʕ al-ḥayawān, qui met l'accent sur le caractère de chaque animal, affirme qu'il est libertin, socialement organisé, dépravé, intelligent et espiègle, particularités qui le font apparaître très proche de l'homme (Ruiz Bravo-Villasante, 1981: 38 et 41).

La gazelle (l-gzāl) : kull l-qəṛḍ f-ʕīn ṃṃu-h ġzāl ‘Chaque singe, aux yeux de sa mère, est une gazelle’.

La gazelle apparaît aussi dans ce proverbe cependant, il faut aussi analyser ses caractéristiques et sa fonction dans le proverbe. Cet animal serait donc l'opposé du singe, c'est-à-dire, l'image de la beauté. De plus, il faudrait ajouter le double sens du mot ġzāl. Au sens premier, le mot signifie, effectivement, l'animal, plus concrètement la gazelle mâle, car le féminin serait ġzāla. Or en sens figuré ce mot fait référence à « tout être ou objet très beau ; le meilleur, le modèle » (DAF, vol. 9, 1996: 376) et peut être utilisé comme substantif et comme adjectif. De plus, un autre sens identifie ġzāl à un individu habile (DAF, vol. 9, 1996: 377). Donc, sur le plan lexical ou biologique ainsi qu’au sens figuré il serait l'opposé du singe.

À nouveau, on assiste à l'utilisation d'un animal qui n'appartient pas à l'écosystème proche des informateurs, car les gazelles du Nord de l'Afrique habitent dans des milieux désertiques, c’est à dire beaucoup plus au sud de là où le proverbe a été récolté.

La gazelle est mentionnée dans le Kitāb manāfiʕ al-ḥayawān (feuille 37r, apud. Ruiz Bravo-Villasante, 1981: 39), dans lequel on lui attribue la capacité de savoir si un être vivant à des bonnes ou des mauvaises intentions à son égard. Elle est revêche envers les animaux de son espèce et elle se défend seulement lorsque ses ennemis s'approchent d'elle, mais elle préfère fuir au lieu de faire face à une attaque.

Ce comportement explique donc que dans la littérature elle est parfois comparée à quelqu'un qui fuit. En revanche, le plus commun des traitements que la littérature attribue à la gazelle est souvent lié à la beauté. C'est un thème fréquent dans la littérature arabe que l'on rencontre depuis la poésie préislamique jusqu'à nos jours (Corriente & Monferrer, 2005 ; Foltz, 2006 : 67). Le proverbe récolté à Ouezzane est par conséquent lié à cette tradition littéraire.

La chamelle (n-nāqa) : əš-šuf ma ybərrəd ž-žuʕ w-n-nāqa ma trədda l-xrūf ‘La vue ne rassasie pas la faim et la chamelle n'élève pas l'agneau’.

C’est à dire qu'il ne faut pas s'obstiner à des choses peu probables. La chamelle serait traitée seulement en tant qu'exemple d'un impossible comme peut l'être le fait qu'elle allaite un agneau. Donc, le proverbe ne nous fournit pas d'information à propos de cet animal : ni morphologie, ni habitudes, ni comportement.

Encore une fois l'animal mentionné dans le proverbe, le chameau -ou la chamelle dans ce cas particulier-, ne serait pas fréquent dans les habitats proches des informateurs. En revanche, il est assez commun dans l'imaginaire arabe, en général, et arabo-berbère du nord de l'Afrique en particulier. D'ailleurs, les informateurs ont fait référence aux écosystèmes désertiques ou arides localisés plus au sud. Donc, grâce à cet imaginaire collectif, il n'est pas étonnant de trouver le recours au chameau -ou à la chamelle- dans le patrimoine culturel de Ouezzane, de la même façon qu'il serait commun au reste du Maroc.

La chamelle, n'est proprement mentionnée dans les textes consultés que très rarement. Normalement, on parle du chameau d'une façon générique, en employant le terme masculin (žməl). Dans les sources religieuses, le chameau se trouve parmi les animaux les plus mentionnés (Ribagorda Calasanz, 1999: 107). Plus concrètement, le texte sacré mentionne, à plusieurs reprises, spécifiquement une chamelle (s. 7, 73-77; s. 11, 4; s. 17, 59; s. 26, 155-157; s. 54, 27-29; s. 91, 13-15). Il s'agit de la chamelle envoyée par Dieu pour sauver les Tamudiens. L'ordre divin était de ne pas faire du mal à la chamelle et la laisser paître dans les terrains de ce peuple, cependant, les Tamudiens n'écoutant pas les signes, l'assomment et la punition divine tombe sur eux. Par ailleurs, le chameau est mentionné en tant qu'animal convenable au sacrifice (s. 22, 36) ainsi qu'en tant que symbole de l'impossible (s. 7, 40 : « Pour ceux qui traitent de mensonges Nos enseignements et qui s'en écartent par orgueil, les portes du ciel ne leur seront pas ouvertes, et ils n'entreront au Paradis que quand le chameau pénètre dans le chas de l'aiguille. Ainsi rétribuons-Nous les criminels. »)

Les aḥādit, eux aussi, font référence aux chameaux, bien souvent en tant qu'animal de transport7, ou comme moyen de rassasier la soif et la faim, ou encore comme bien ou propriété qu'il faut respecter.

De leurs côtés, les bestiaires ne sont pas moins généreux à mentionner l'animal. Aussi bien Kitāb manāfiʕ al-ḥayawān que Kitāb naʕt al-ḥayawān parlent des caractéristiques morphologiques du chameau, relevant exclusivement que l'animal a une seule bosse. Ces ouvrages se font l'écho d'une certaine psychologie des animaux en dessinant le chameau comme un être rancunier, avec une excellente mémoire dont il profitera et cherchera l'opportunité de se trouver seul avec celui qui l'aurais maltraité ; il aime se réunir avec d’autres individus de son espèce et est muni d'une magnifique vision nocturne (feuille 4r du mss. apud. Ruiz Bravo-Villasante, 1981: 39; feuille 41r/131r du mss. apud. Contadini, 2012: 86-87).

Quant à la littérature populaire, le recours aux chameaux est très rare en tant que personnage et presque inexistant comme protagoniste d'une histoire. Normalement, l'apparition du chameau est restreinte à leur traitement comme bête de transport ou de somme. Parfois il est employé comme terme d'une comparaison qui ferait référence à la résistance de l'animal ou à la longueur d’un objet lorsqu'on parle d'une caravane de chameaux. La mention spécifique à la chamelle reste aussi assez minimale, car elle apparaît en tant que « chamelle enceinte » indiquant le volume du ventre d'un personnage.

Le mouton (l-xrūf) apparaît aussi dans le proverbe əš-šuf ma ybərrəd ž-žuʕ w-n-nāqa ma trədda l-xrūf ‘La vue ne rassasie pas la faim et la chamelle n'élève pas l'agneau’. Il s’agit d’un animal qui est bien connu du monde arabo-musulman.

L'animal est considéré sacré dans la croyance populaire (Westermarck, 1926 : 300) surement par le fait d'être l'animal préféré au sacrifice lors de la Fête du Sacrifice (ʕīd əl-ʔAḍḥa). Or le mouton n'est pas mentionné explicitement le texte coranique, il est implicite au sacrifice (s. 2, 196 ; s. 22, 29 y 36 ; s. 37, 102-107). Il faut aussi tenir compte du sort de ces deux animaux. Étant tous les deux destinés au sacrifice, les indications que le Coran donne au sujet de chacun sont bien différentes. D’un côté, on avait vu que la chamelle devait être protégée par les Tamudiens et, finalement, elle a été sacrifiée. D’un autre côté, le mouton vient prendre la place du fils d’Abraham qui était le vrai objet de sacrifice. La fin est la même, ils sont tous les deux sacrifiés, mais l’un contre la volonté de Dieu et l’autre avec son accord.

Le serpent (l-hənš) : lli ʕaḍḍ-u əl-ḥənš ț-yxāf mm-əl-ḥbəl ‘Celui à qui le serpent a mordu craint de la corde’.

Le proverbe fait référence à l'excès de prudence avec l'image de quelqu'un qui, une fois mordu par un serpent, aurait même peur d'une corde. Sous le thème de la prudence extrême ou l’excès de zèle, ce proverbe a déjà été recueilli dans d’autres ouvrages tels que celle de Ben Cheneb (1905-1907 : nº262 y 1755 ; cité par Westermark), celle de Westermarck à deux reprises (1930 : 218 et 249) « D ʕaḍḍaţ-u l-ḥayya ixāf mn ǝš-šrīṭ ‘He who has been bitten by a snake is afraid of a palmetto cord’ » et « li ʕaṭṭaţ-u l-ḥayya yǝnfǝr8 mǝl l-ḥbǝl ‘He who has been bitten by a snake starts at a rope’ », puis celle de Messaoudi « lli ʕaḍḍ-u l-ḥanš ka-yxāf mǝn lǝ-ḥbal » (1999 : 66) ‘celui qui a été piqué par le serpent craint la corde’. Ces versions diffèrent principalement de par les éléments linguistiques dus à la variation diatopique de l’arabe marocain, mais en aucun cas elles ne produisent des différences sémantiques.

En plus, le proverbe sert à informer le récepteur du caractère dangereux de l'animal, car il mord. Or aucune mention explicite au poison n'est faite dans le proverbe, qui doit être sous-entendu par le fait de connaître l'animal.

Dans ce cas précis, en plus du terme qu'apporte le proverbe, les informateurs ont donné une série de mots qu'ils considèrent comme des synonymes du ḥənš. Il s'agit des termes tels que țuʕbān, ḥiyya ou ḥəyya, ləfʕa. Une telle profusion de termes voudrait dire qu'il ne s'agit pas d'un animal peu connu ou peu habituel du Nord du Maroc. Effectivement différents types de serpents se trouvent dans cette région. Mais il faudrait préciser jusqu'à quel point tous ces termes sont effectivement des synonymes ou pas. N'étant pas spécialiste ni en lexicographie ni en morphologie des serpents, je me suis servi du DAF afin de donner des définitions plus distinctes. Le terme ḥənš signifie « serpent, en général long et non venimeux; couleuvre; reptile [≠ de ləfʕa, ḥayya; comp. tuʕbān/taʕbān]; spéc. [Jb] hənš serpent fluet et long, non venimeux […] » (DAF, vol. 3, 1994 : 250).

Quant au terme țuʕbān/taʕbān « [cf. class. = serpent en gén.] […] gros serpent; boa; dragon fantastique à sept têtes [l'Hydre des Anciens], serpent mythique, monstrueux, très gros très fort et couvert de poils » (DAF, vol. 2, 1993 : 57).

Par rapport à ḥiyya ou ḥəyya le dictionnaire indique « serpent venimeux; vipère [≠ de ḥənš] » (DAF, vol. 3, 1994 : 301).

En ce qui concerne le terme ləfʕa, il est défini comme « […] vipère, serpent venimeux [≠ de ḥənš voir aussi ḥayya et tŭʕbān/tăʕbān] ; (DAF, vol. 11, 1999 : 63).

De par leur sens, aucun d'entre eux serait donc synonyme de ḥənš, bien qu'ils partagent le sens de signifier reptile venimeux ou pas. Revenons au sens général du ḥənš, serpent non venimeux, on se demande pourquoi dans le proverbe il est interprété comme un animal dangereux. Il doit sûrement s'agir d'une généralisation, c'est à dire que le mot ḥənš serait employé comme serpent, d'une manière générale, dans la croyance que tous les serpents sont venimeux.

Les sources anciennes sont, en partie, responsables de cette croyance car, par exemple, Le Physiologus symbolise le serpent comme le mal (Guguielmi, 2002: 138) et lui attribue les capacités de la prudence et de « rajeunir », évidemment, par le fait de muer la peau. De même, le Qiṣāṣ al-anbiyāʔ (apud. Mayeur-Jaouen, 2005b : 144), ainsi que d’autres textes sacrés des traditions monothéistes, identifient le serpent comme un des responsables, à côté du paon, de la chute d’Adam.

Cette assimilation du serpent avec le mal insiste sur la conception négative que le proverbe attribue à cet animal, car on éviterait de se faire attaquer par l'animal, en évitant de s'approcher de la corde qui aurait une importante ressemblance avec le serpent.

Les Abeilles (n-nḥal) : lli bġa l-ʕsəl yiṣbaṛ qərṣ n-nḥal ‘Celui qui veut du miel supporte la piqûre des abeilles’.

À nouveau, il s’agit d’un proverbe récolté dans d’autres collections. Ainsi, on trouve « D ḥabb l-ʕasǝl yǝṣbar nʕadd n-nḥāl ‘He who loves honey should be patient of the stinging of the bees’ » (Westermarck, 1930 : 76) dont l’auteur de la compilation explique qu’il s’agit du conseil qu’on donne à quelqu’un anxieux de marier une certaine femme ; sous le thème de la patience, avec des variations dialectales le même auteur cite le proverbe « Li ḥabb l-ʕasǝl yǝṣbar ʕla ʕaṭṭ n-nḥal ‘He who loves honey should be patient of the stinging of the bees’ » (Westermarck, 1930 : 239) ; et puis sous la classification de « vie conjugal » Messaoudi (1999 : 78) donne « lli bġa l-ʕasǝl yiṣber l-qars ǝn-nḥal ‘celui qui veut du miel supporte la piqûre des abeilles’ ».

Les abeilles étant des animaux amplement connus, de la même façon que le miel qu’elles produisent et ses vertus (Asín Palacios, 1930 : 28), la bibliographie est vaste sur ce sujet, depuis les sources religieuses jusqu’aux ouvrages d’adab, en passant par des traités et calendriers agricoles, elles mentionnent toutes les caractéristiques des exemplaires, l’adéquation des terrains à l’installation des ruches, les maladies qui atteignent les abeilles, etc. (Álvarez de Morales, 1990 : 89). Pour des raisons d’espace, on ne citera que quelques-unes des sources mentionnant les abeilles. Par exemple, le Coran consacre une sūra aux abeilles (s. 16, 68-69) et dit : « 68 [et voilà] ce que ton Seigneur révéla aux abeilles : “Prenez des demeures dans les montagnes, les arbres, et les treillages que [les hommes] font. 69 Puis mangez de toute espèce de fruits, et suivez les sentiers de votre Seigneur, rendus faciles pour vous”. De leur ventre, sort une liqueur, aux couleurs variées, dans laquelle il y a une guérison pour les gens. Il y a vraiment là une preuve pour des gens qui réfléchissent ».

Westermarck (vol. 1, 1926 : 104 et vol. 2, 1926 : 311-312) énumère les croyances populaires relatives aux abeilles et au miel en affirmant que les deux sont atteintes de bien baraka et de sainteté.

L’âne (l-ḥmāṛ) : ila rxās š-šʕīr ġlāt l-ḥmīr « Si l'orge est bon marché les ânes sont chers ».

Dans ce proverbe, aussi bien l’âne que sa nourriture (l’orge) sont nécessaires au développement de la vie rurale. Un agriculteur pourrait se réjouir de la descente du prix de l’orge, mais ceci implique une hausse du prix des ânes, car ils vont grandir plus grâce à l’abondance d’aliments. Ce proverbe met en garde le locuteur car il faudrait se méfier des produits bon marché parce que cette baisse de prix entraîne une hausse ailleurs, il s’agit d’une sorte d’équivalent de « Bon marché cher me vient ».

Le proverbe ne fournit pas de caractéristiques propres à l’animal, outre le fait qu’il se nourrit d’orge. Il faut donc chercher dans d’autres textes afin de connaitre ses qualités.

Le Coran mentionne l'âne à plusieurs reprises, tant comme monture (s. 16, 8 ; 2, 259), que comme élément de comparaison de par son obstination et son ignorance (s. 62, 5), ou par rapport à sa voix désagréable (s. 31, 19), entre autres.

Selon Álvarez de Morales (1990 : 85-87), les traités d’agriculture qui prennent les ânes, comme sujet, plus concrètement ceux de Ibn al-ʕAwwām, le font en examinant les caractéristiques physiques de l’animal, les questions relatives à l’accouplement, le soin des petits, les maladies dont il peut souffrir, etc. afin de reconnaitre les exemplaires de meilleure qualité.

D’après les croyances populaires (Westermarck, 1926), du moins celles recueillies au début du XXème siècle, l’âne apparait souvent dans différentes mascarades célébrées lors des fêtes religieuses, il s’agit d’un animal atteint souvent des effets des žnūn, et différentes parties de son corps sont utilisées à des fins magiques.

4. DISCUSSION

La présence d’animaux dans les récits et les proverbes est ancienne. Déjà dans la période antéislamique « les Bédouins […] attribuaient aux animaux les qualités et les défauts des hommes, ainsi que le prouvent nombre de proverbes à coup sûr antérieurs à l’Islam » (Pellat, 1971 :314). Pellat ne fournit pas seulement un horizon chronologique à l’entrée des animaux dans le patrimoine oral, mais procure aussi une raison : jouer un rôle moralisant pour les êtres humains. D’autres auteurs partagent cette affirmation, par exemple, Mayeur-Jaouen s’accorde à affirmer que « l'animal dans les proverbes arabes, vient illustrer les qualités et les défauts des êtres humains » (2005a: 9), et explique que « ce qu'on retrouve dans les animaux, c'est le reflet déformé de l'humanité: c'est pourquoi on peut les charger de valeurs anthropomorphiques, des qualités ou des défauts » (Mayeur-Jaouen, 2005a: 15).

Souvent, les proverbes ont apporté une caractéristique propre à chaque animal mentionné : la taille de l’éléphant, la laideur et l’inutilité du singe, la beauté de la gazelle, le danger que représente le serpent et la capacité à faire du miel des abeilles. En revanche, d’autres animaux -la chamelle, le mouton et l’âne- ne sont pas caractérisés par le proverbe, ils sont plutôt caractérisés par le rapport entre les éléments qui apparaissent dans le proverbe. Par exemple, entre la chamelle et le mouton s’établi un rapport d’impossibilité, et l’âne est lié à l’orge par un rapport consécutif. En tout cas, ces caractéristiques ont été renforcés par les bestiaires médiévaux, tant latins qu’arabes, qui ont contribué à mieux définir la spécificité de l’animal, comme si l’on pouvait dessiner un profil psychologique de chacun d’entre eux, ainsi qu’à déterminer des questions purement zoologiques.

D’autres sources orales, par exemple celles récoltées par Westermarck en début du XXème siècle, montrent certaines croyances sur les animaux qui ne concernent ni leur rôle dans la création, ni leurs caractéristiques physiologiques. Il s’agit, par exemple, de la baraka dont sont dotées les abeilles, les fins magiques auxquelles sont destinées différentes parties de l’âne ou encore, la transformation en singe de l’être humain pêcheur etc.

Finalement, les sources religieuses (le Coran, les traditions du Prophète, ou les récits des prophètes), quant à elles, procurent une information ample sur les animaux mentionnés. Ceux-ci jouent souvent un rôle important dans le salut ou la chute de l’humanité. Par exemple, même en emmenant un éléphant avec eux, les Abyssins n’ont pas réussi à attaquer la Mecque ; le serpent est responsable de la chute d’Adam et d’Eve ; aussi bien la chamelle que le mouton sont des animaux souhaitables pour le sacrifice et ils le sont à différentes reprises, la chamelle est sacrifiée par les Tamudiens et le mouton remplace Ismaël lors du sacrifice que Dieu demande à Abraham, les abeilles ont le don de nourrir et soigner les humains ; les mauvais croyants se transforment en singes, etc.

5. CONCLUSIONS

Les questions auxquelles je voulais donner une réponse étaient au nombre de deux : Qu’est ce qui rend les proverbes mémorables et pourquoi trouve-t-on un certain nombre d’animaux dans ces proverbes ?

Le fait de donner des valeurs anthropomorphiques aux animaux est déjà une bonne raison de rendre ces proverbes mémorables. Les proverbes seraient le reflet, la représentation, des comportements louables ou méprisables des Êtres Humains. Mais existe-t-il une raison de plus de favoriser la mémorisation ou la conservation de ces proverbes dans le patrimoine culturel ?

D’après Severi (2007) ce qui est mémorable est le rituel9. La « parole rituelle » jadis était transmise à l’oral et le risque de perte ou mutation était très important. Afin de faciliter la mémorisation de la parole rituelle, des chants ou des récits -c’est à dire une « parole narrative »- ont été élaborés. Cette parole narrative inclue toujours des références à la parole rituelle. Elle raconte ou recrée le rituel et pour cette raison, une fois qu’il n’y a plus besoin de protéger la parole rituelle -parce qu’elle est passée à l’écrit ou le rituel même est disparu- la parole narrative demeure. L’énonciation de cette parole narrative met à jour le rituel, le ramène au présent et établi une relation directe entre l’énonciateur et le rituel car il n’y a plus besoin d’intermédiaires.

La plupart des proverbes analysés, dans lesquels les animaux jouent un rôle clé, sont étroitement liés à des passages de textes religieux et font référence à des rituels de cette nature. L’éléphant annonce des graves problèmes, comme ceux auxquels ont dû faire face les Abyssins. Le singe fait penser à la transformation des Êtres Humains -pour des raisons de mécréance dans la religion orthodoxe ou à cause d’une faute grave dans les croyances populaires-. La chamelle et le mouton font référence au sacrifice. Le serpent rappelle la chute de l’humanité.

Il est donc clair, qu’il y a un nombre important de proverbes qui sont étroitement liés aux textes sacrés et aux rituels religieux. Dans ces cas, le proverbe peut être aussi considéré comme étant « parole rituelle » car le texte sacré, qui est le texte mémorable, constitue son fondement. La seule différence est que l’usage du proverbe ne correspond plus au moment rituel mais à la quotidienneté et l’interlocuteur peut être n’importe quel membre de la communauté. En énonçant le proverbe, on n’a plus besoin d’un guide spirituel ni d’une attitude ou situation de pureté, car le rituel est seulement évoqué et non pas vécu.

On a trouvé dans le corpus d’autres proverbes dont le rapport avec des rituels religieux n’est pas évident. Il s’agit des proverbes où les abeilles et l’âne sont protagonistes10. Dans ces cas, les deux proverbes montrent un rapport avec la récolte : la cueillette du miel peut entraîner des piqûres d’abeilles et la moisson de l’orge va déterminer le prix de l’âne. Au sens figuré, les deux proverbes font référence aussi à une récolte de possibles bénéfices : d’un côté la personne patiente pourra obtenir un prix recherché (le mariage par exemple) ; et d’un autre côté, un certain événement va déterminer le sort d’un deuxième qui peut entraîner des bénéfices ou des pertes pécuniaires. Là, il faut faire appel à d’autre types de rituels car celui-ci n’est pas lié à l’acte religieux. Au contraire, on peut le considérer une ritualisation de la quotidienneté. On assiste donc à une ritualisation de la récolte, qui est chargée de rituels11 et est un des moments les plus importants des sociétés agricoles dont le Maroc a fait et fait toujours partie. On pourrait classifier la récolte comme appartenant aux rites de passage, en rapport avec le cours du temps et les travaux en lien avec les saisons.

Dans les deux cas précédemment mentionnés, l’apparition des animaux facilite la mémorisation des proverbes, car ils rappellent le rituel, et, à leur tour, les proverbes viendraient renforcer la mémorisation de la « parole rituelle ».

Le proverbe est donc une forme de narration, une « parole narrative », qui inclue toujours des références à la « parole rituelle » —soit religieuse, soit profane— qui conforme la vision locale des relations sociales. C’est justement cette référence au rituel qui rend ces proverbes mémorables encore aujourd’hui.

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Fecha de recepción : 2 de diciembre de 2020
Fechas de aceptación : 8 de mayo de 2020

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* Ce travail s’inscrit dans le cadre du projet de recherche «Variación diastrática en las variedades habladas del árabe vernáculo de Marruecos» FFI2017-87533-P, AEI/FEDER, UE, financé par le Ministerio de Economía, Industria y Competitividad.

1En guise d'exemple, j'inclus une liste, non exhaustive, de références de chercheurs ayant compilé et/ou analysé des textes issus du patrimoine oral: Lüderitz (1889); Alarcón y Santón (1913); Lévy-Provençal (1922); Westermark (1930); Colin (1957); Iraqui-Sanceur (1993); Quitout (1997); Messaoudi (1999); Moscoso (2007); Abu-Shams (2012); Galley et Iraqui-Sianceur (2016); Benítez Fernández (2016).

2J'ai eu l'occasion de partager le travail de terrain avec le Dr. Araceli González Vázquez (IMF, CSIC) que je remercie pour sa collaboration.

3ḥadīt pl. aḥādit (en arabe classique): les traditions dites du Prophète et de ses compagnons.

4Les transcriptions des noms des animaux et des proverbes traités dans cette section correspondent à la convention scientifique de transcription des parlers du Nord de l'Afrique qui note certains phénomènes comme la pharyngalisation des phonèmes neutres (ḅ, ṃ, ṛ, entre autres), l'absence de voyelles instables en syllabe ouverte, ou la neutralisation de la quantité vocalique en position finale. Sur la phonétique et phonologie de l'arabe marocain consulter Aguadé (2003), Heath (2002: 131-208).

5Par exemple dans la LVIII nuit: « Ce Rokh est un oiseau blanc d'une grandeur et d'une grosseur monstrueuse; par sa force, elle est telle qu'il enlève les éléphants dans les plaines et les porte sur le sommet des montagnes, où il en fait sa pâture ».

6La traduction littérale du proverbe est ‘Il vend le singe et il se moque de celui qui l’achète’ mais on s’est permis de traduire au pluriel comme s’il s’agissait d’un substantif collectif.

7Mayeur-Jaouen (2005b: 143) en parlant de Qiṣaṣ al-anbiyaʔ, explique qu’Adam et Eve entrent au Paradis escortés par les anges Adam sur un cheval créé cinq cents ans avant lui et puis Dieu donne à Eve une chamelle.

8Nfǝṛ infǝṛ v., n. act. nfǝṛ/nfēṛ 1. S’écarter brusquement, faire un brusque écart. DAF, vol. 11; 1999: 416.

9Dans cette analyse, on comprend « rituel » comme une pratique sociale dont l‘objectif est de récréer la célébration d’un événement (Álvarez Muro, 2007) qui peut être de nature religieuse (l’exode du peuple d’Israël, la crucifixion de Jésus, ou le pèlerinage à la Mecque), des rites de passages (l’acceptation d’un nouveau membre dans la communauté, devenir un adulte), des faits propres de la mémoire collective (la célébration du premier mai, l’armistice de la deuxième Guerre Mondiale, etc.) parmi beaucoup d’autres.

10lli bġa l-ʕsəl yiṣbaṛ qərṣ n-nḥal « Celui qui veut du miel supporte la piqûre des abeilles »; ila rxās š-šʕīr ġlāt l-ḥmīr « Si l'orge est bon marché les ânes sont chers ».

11Cfr. Westermarck, 1926, vol. 2, 224-227.