LE DROIT SUCCESSORAL DU PEUPLE AKAN (COTE D’IVOIRE) A LA LUMIERE DES ENQUETES COLONIALES FRANÇAISES (1901-1902) ET DES ENQUETES IVOIRIENNES RECENTES

Sosthène Boni

LE DROIT SUCCESSORAL DU PEUPLE AKAN (COTE D’IVOIRE) A LA LUMIERE DES ENQUETES COLONIALES FRANÇAISES (1901-1902) ET DES ENQUETES IVOIRIENNES RECENTES

Revista de Estudios Jurídicos, n° 23, 2023

Universidad de Jaén

EL DERECHO DE SUCESION DEL PUEBLO AKAN (COSTA DE MARFIL) A LA LUZ DE LOS ESTUDIOS COLONIALES FRANCESES (1901-1902) Y DE LOS ESTUDIOS MARFILEÑOS RECIENTES

THE INHERITANCE LAW OF THE AKAN PEOPLE (COTE D’IVOIRE) IN THE LIGHT OF FRENCH COLONIAL INQUIRIES (1901-1902) AND RECENT IVOIRIAN INQUIRIES

Sosthène Boni *

Université Alassane Ouattara de Bouaké, Côte d'Ivoire


Reçu: 09/Avril /2023

Accepté: 13/Avril /2023

Résumé: Dans l’Afrique précoloniale, toutes les sociétés étaient régies par des systèmes coutumiers qui avaient cet avantage d’être connus, intériorisés, maîtrisés et donc légitimes. En créant l’Afrique de l’Ouest Francophone (AOF) et l’Afrique de l’Est Francophone (AEF), l’administration coloniale française constate qu’il est impossible de soumettre les populations au droit privé français et qu’il est donc urgent d’enquêter pour connaître et codifier les coutumes locales (Côte d’Ivoire, 1901-1902). Cet article explore le droit successoral du peuple Akan, par la comparaison entre, d’un côté, ce que les enquêtes africaines récentes nous apprennent, et, d’un autre côté, la conception française qui prévalait chez les agents coloniaux. Cette comparaison met en lumière deux logiques très différentes quant à la transmission de l’héritage (l’identité de l’héritier, sa succession aux fonctions, sa succession aux biens), quant à la gestion de l’héritage et notamment quant aux droits de l’héritier sur les biens, sur la femme et les enfants du décédé.

Une fiction juridique le traduit : l’héritier, «c’est le décédé, qui n’est pas décédé». Et c’est pourquoi, les agents coloniaux, pour certains, ont été perturbés par ce qu’ils ont découvert, tandis que d’autres ont compris qu’ils ne pouvaient expliquer le droit privé des peuples de Côte d’Ivoire qu’à la condition de comprendre la cosmogonie, la sociologie et l’anthropologie de ces peuples.

Mots clés: droit colonial; Côte d’Ivoire; peuple Akan; droit successoral; héritier; héritage; famille; propriété.

Resumen: En el África precolonial, todas las sociedades se regían por sistemas consuetudinarios que tenían la ventaja de ser conocidos, interiorizados, controlados y, por tanto, legítimos. Al crear el África Occidental Francófona (AOF) y el África Oriental Francófona (AEF), la administración colonial francesa se dio cuenta de que era imposible someter a las poblaciones al derecho privado francés y que, por tanto, era urgente investigar y codificar las costumbres locales (Costa de Marfil, 1901-1902). Este artículo explora el derecho de sucesiones del pueblo akan, comparando lo que nos dicen los recientes estudios africanos con la concepción francesa que prevalecía entre los agentes coloniales. Esta comparación pone de manifiesto dos lógicas muy diferentes en cuanto a la transmisión de la herencia (la identidad del heredero, su sucesión en las funciones, su sucesión en los bienes), y la gestión de la herencia, y en particular los derechos del heredero sobre los bienes, la esposa y los hijos del difunto.

Esto se refleja en una ficción jurídica: el heredero es "el difunto, que no está muerto". Por eso, algunos agentes coloniales se sintieron perturbados por lo que descubrieron, mientras que otros comprendieron que sólo podrían explicar el derecho privado de los pueblos de Costa de Marfil si comprendían la cosmogonía, la sociología y la antropología de estos pueblos.

Palabras clave: derecho colonial; Costa de Marfil; pueblo akan; derecho de sucesiones; heredero; patrimonio; familia; propiedad.

Abstract: In pre-colonial Africa, all societies were governed by customary systems which had the advantage of being known, internalised, controlled and therefore legitimate. In creating Francophone West Africa (AOF) and Francophone East Africa (AEF), the French colonial administration realised that it was impossible to subject the populations to French private law and that it was therefore urgent to investigate and codify local customs (Côte d’Ivoire, 1901-1902). This article explores the inheritance law of the Akan people, by comparing what recent African surveys tell us with the French conception that prevailed among colonial agents. This comparison highlights two very different logics regarding the transmission of the inheritance (the identity of the heir, his succession to the functions, his succession to the property), and the management of the inheritance, and in particular the rights of the heir over the property, the wife and the children of the deceased.

This is reflected in a legal fiction: the heir is ‘the deceased, who is not dead’. This is why some colonial agents were disturbed by what they discovered, while others understood that they could only explain the private law of the peoples of Côte d’Ivoire if they understood the cosmogony, sociology and anthropology of these peoples.

Keywords: colonial law; Ivory Coast; Akan people; inheritance law; heir; heritage; family; property.

SOMMAIRE

I. Introduction. II. La transmission de l’héritage. 1. Le système lignager en pays Akan. A. La désignation de l’héritier unique. B. La succession aux fonctions. 2. Le patrimoine successoral. A. Les biens de la succession. B. La transmission globale de l’hérédité. III. La gestion de l’héritage. 1. Les droits de l’héritier. A. Absence de propriété de l’héritier sur les biens hérités. B. L’héritier, un fiduciaire? 2. Le statut des enfants et de la femme du défunt. A. La situation des enfants du défunt. B. Le sort de la femme du défunt. IV. Conclusions. V. Bibliographie.

I. INTRODUCTION

Dans l’histoire des droits africains, il convient de distinguer les trois séquences: précoloniale, coloniale et postcoloniale. En Afrique précoloniale, les sociétés étaient régies par des systèmes coutumiers qui avaient cet avantage d’être connus, intériorisés, maîtrisés et donc légitimes. Pendant des siècles, des millions d’Africains ont été régis par des normes et institutions avec lesquelles ils avaient une relation privilégiée, jusqu’à ce que la colonisation vienne bouleverser les équilibres anciens. Pendant la colonisation, on assiste à des tentatives de rédaction et de codifications des coutumes puisque le colonisateur français s’est rendu compte de l’échec de sa politique d’assimilation (Kuyu, 2022, p. 41).

En effet, au départ, dans la perspective de sa mission civilisatrice, la France a tenté de placer les peuples africains de ses colonies sous la juridiction de son propre droit civil et de les amener ainsi à adopter ses mœurs en les persuadant de la supériorité de ses valeurs de civilisation. Il n’était point concevable que la France poursuive sa mission au-delà des mers tout en laissant ces peuples à l’emprise des mœurs et coutumes jugées contraires aux morales chrétienne et républicaine (Kouassigan, 1974). Il s’agit donc d’étendre le bénéfice de la loi civile métropolitaine aux autochtones en même temps que de les amener au salut dans la foi chrétienne en les en les soustrayant à l’empire de leurs croyances, coutumes et mœurs. La doctrine coloniale ne conçoit donc l’empire français que comme un seul et même ensemble cohérent et l’unité politique conduit forcément à l’unité de civilisation ainsi qu’à l’unité du droit (Kouassigan, 1974).

Mais très tôt cet idéal d’assimilation s’est révélé irréaliste, face à la résistance des populations autochtones. Et cette résistance à l’invasion du droit civil français a été d’autant plus forte en Afrique que les droits coutumiers africains sont d’essence religieuse, et que rejeter leur autorité conduirait à la renonciation aux croyances traditionnelles dans lesquelles et par lesquelles l’Africain s’identifie et se définit par rapport aux autres peuples. Ainsi, la réalité l’a emporté sur cette conception idéale en révélant que le monde français est en fait constitué de mondes divers ayant chacun ses valeurs de civilisation. L’administration coloniale française finit par admettre le maintien des institutions traditionnelles des populations autochtones. Elle consacre ainsi la diversité des statuts civils et la diversité des droits privés. La loi française coexiste avec les coutumes, mais sa supériorité et sa vocation générale sont toujours affirmées (Kouassigan, 1974).

Et puisque l’administration coloniale permet aux Africains d’appliquer leurs coutumes, il était donc nécessaire pour elle de connaitre ces coutumes afin d’en faciliter l’application devant les juridictions indigènes qu’elle organise (Soleil, 2021). C’est ainsi que, dès 1901, le gouverneur Clozel prend un arrêté pour nommer une commission chargée de réunir et de codifier les coutumes en usage devant les juridictions indigènes. Mais l’administration coloniale français est consciente que les coutumes des indigènes ne sont pas les mêmes sur toute l’étendue du sol. François-Joseph Clozel écrit:

«Variable suivant les pays, comme l’était dans notre ancienne France le droit fondé sur l’usage, il arrive même qu’au sein de groupes politiques, unis pourtant par une communauté d’origine, d’idiome et de traditions, elles différent de village à village; de sorte que, modifiant par une adaptation à ces milieux primitifs un mot célèbre sur la France seigneuriale, on pourrait dire non sans exactitude que le voyageur parcourant nos régions change aussi souvent de coutumes que de localités. Comment, en cet état de choses, un magistrat, nouveau venu à la Côte d’Ivoire, pourrait-il mettre ses décisions en harmonie avec les préceptes d’une législation si diverse et que parfois connaissent bien seulement les notables ou les anciens du pays» (Clozel et Villamur, 1902, p. x).

Il y a en effet, une pluralité du droit en ce sens qu’il y a application simultanée de coutumes différentes, sur un même territoire, à des ethnies ou peuples différents. Les droits coutumiers ne se présentent pas de façon homogène en raison de la diversité culturelle et des spécificités régionales. Il s’ensuit, logiquement, qu’il n’y a pas un droit coutumier, mais des droits coutumiers. Cependant derrière la diversité, il y a une organisation et une cohérence certaine, un air de famille, des caractéristiques communes qui révèlent une conception traditionnelle très originale du droit (Thioye, 2022, p. 69).

Le droit de la famille est sans doute, le secteur juridique dans lequel la coutume africaine a toujours livré, avec efficacité, ses combats les plus acharnés contre le droit moderne. C’est certainement le domaine dans lequel les règles ancestrales et les normes occidentales se sont le plus frontalement opposées, non seulement de façon directe, sur les conceptions de famille, de couple, d’union et de désunion, de filiation et d’autorité parentale, mais aussi, de façon indirecte, sur les régimes matrimoniaux et le droit successoral. Une successionimplique une suite d’événements, de personnes, d’actes ou de choses. De personne vivante à personne vivante, entre vifs dit-on encore, la succession de l’une à l’autre, quant à la propriété d’un bien ou à l’exercice d’une fonction, n’est pas indifférente au droit. Mais c’est dans la perspective de la mort, qu’est le plus souvent utilisé le terme de succession (Terré, Lequette et Gaudemet 2012, p. 1). Tantôt, celui-ci sert à désigner un ensemble qui fait l’objet d’une transmission par l’effet du décès; il n’est pas rare que, dans cette même acception, l’on parle de l’hérédité, c’est-à-dire les biens qu’une personne laisse en mourant; en ce sens, ses proches viennent ou ne viennent pas à sa succession; ils l’acceptent ou y renoncent. Tantôt, le terme est attaché au mode de transmission de ce que le défunt laisse à son décès. Parler alors de succession, c’est envisager le processus par lequel ce qui est laissé sera dévolu, transmis, liquidé, voire partagé entre les héritiers (Terré, Lequette et Gaudemet 2012, p. 1).

Les Akan, comme tous les peuples du monde, ont attaché un soin particulier à régler les successions. Il s’agit d’un peuple arrivé en Côte d’Ivoire à partir de la Côte de l’or (le Ghana) durant les XVII. et XVIII. siècles. Cette arrivée massive a profondément modifié la carte ethnique de la Côte d’Ivoire. Ils ont en effet créé des royaumes et des chefferies au centre et à l’est de la Côte d’Ivoire en s’imposant de force ou pacifiquement à des peuples précédemment installés.

Ainsi seront fondés les royaumes Abron-Gyaman, le Sanvi (ou Sanwi), le Ndenian (ou Indénié), les chefferies Agni Bona et Agni Bini, les chefferies Agni de l’espace Moronou, les chefferies Agni et Baoulé du Bas-Bandama, le royaume Baoulé d’Abraha Pokou et Akoua Boni, puis l’ensemble des chefferies Baoulé, le royaume Agni Djuablen, les chefferies Ano-Abè ou Agni-Abè, les chefferies Agni-Barabo, etc. Les migrations massives de ces peuples de civilisation Akan ont donné à la Côte d’Ivoire le visage ethnographique qu’on lui connaît aujourd’hui (Allou, 2012, p. 165).


Figura 1



Sur le plan politique, ces peuples Akan font partie de ce que Bernard Durand classe parmi les «sociétés à pouvoir politique institutionnalisé» ou «société étatique», par opposition «aux sociétés à souveraineté diffuse» qui se caractérisent par l’absence de pouvoir centralisé, mais aussi par l’existence de mécanismes qui suffisent à assurer la permanence du groupe. Les «sociétés à pouvoir politique institutionnalisé» ont toutes un pouvoir central qui tend à confisquer le pouvoir politique. La fonction politique n’est plus ici le jeu de mécanismes particuliers, elle n’est plus aux mains de structures parentales, elle n’est pas le fruit d’un équilibre précaire entre groupes variés; elle tend à se concentrer dans les institutions qui se spécialisent dans la fonction politique (Durand, 1983, p. 329). Ainsi se présente la société Akan où le pouvoir politique se concrétise dans des individus et plus particulièrement dans un personnage central; mais celui-ci ne se contente pas de symboliser l’unité, d’être un raccourci du groupe tout entier, de résumer l’existence politique d’une société. Il tend à confisquer l’exercice du pouvoir politique, à monopoliser les moyens de coercition, peut-être même à développer les structures d’encadrement de la société qu’il dirige (Durand, 1983, p. 329). Cela avait d’ailleurs frappé les agents coloniaux qui estimaient que ce groupe [qualifié par l’administration française «groupe Agni» «avait un état social plus avancé que celui des peuplades autochtones qu’il avait subjuguées» (Clozel et Villamur, 1902, p. 77).

Sur le plan familial, ces peuples Akan ont des traditions communes. Ils adoptent le système matrilinéaire car ils ne connaissent que la parenté par tige maternelle. C’est en partie ce qui guide plusieurs des principes en matière successorale, des principes qui vont frapper les agents coloniaux chargés de les référencer. La question que nous aimerions aborder est celle de savoir si l’administration coloniale française a réussi ou pas à appréhender le système successoral de la société Akan et ses particularités? Comment l’ont-ils abordé? Comment ont-ils posé leurs questions pour en connaître le contenu? Comment l’ont-ils ensuite retranscrit? Certains mécanismes les ont-ils surpris?

En 1901-1902, les administrateurs coloniaux se lancent dans leur grande enquête auprès des peuples de la colonie de Côte d’Ivoire. Elle leur permet de récolter de nombreuses règles et remarques concernant les «successions», le «droit successoral», les «successeurs», des concepts qui reviennent plus d’une centaine de fois dans le recueil. Concernant le groupe Akan, c’est Villamur qui introduit l’étude des règles coutumières des Agni (p. 78 s.). Delafosse a recueilli les coutumes des Agni du Baoulé (p. 95 s.), Tellier celles des Agni de l’Indénié ou Ndenian (p. 147 s.), Cartron celles des Agni du Sanwi ou Sanyi (p. 171 s.) (Clozel et Villamur, 1902, p. 78 s.). Ces agents coloniaux constatent que le droit successoral fait l’objet d’un mécanisme cohérent qui, lorsqu’on le connait de l’intérieur, consiste à mettre en œuvre tous les moyens pour conserver les biens dans la famille. On retrouve ici ce qu’Ernest Vallier expliquait en 1902 (à l’époque où l’administration coloniale découvre les traditions des peuples de Côtes d’Ivoire), à propos du droit d’Ancien Régime : «L’esprit de notre droit coutumier [français] est que chacun conserve à sa famille les biens qui lui en sont venus» (Vallier, 1902, p. 9). Tout le système coutumier successoral Akan tourne autour de cette idée de conservation des biens, aussi bien à propos de la transmission de l’héritage (I) que de sa gestion (II). Ces règles s’éloignent très souvent des principes du droit moderne français inscrits dans le code civil dont disposent les agents coloniaux.

II. LA TRANSMISSION DE L’HÉRITAGE

Les administrateurs coloniaux chargés de réunir et de codifier les coutumes indigènes, ont essayé d’interpréter, non seulement l’ordre de succession, mais également, de déterminer la composition du patrimoine successoral.

1. Le système lignager en pays Akan

Dans le système matrilinéaire des Akan, un seul héritier est désigné dans la transmission de l’héritage. Car tous les membres de la famille n’ont pas vocation à succéder à un défunt. Aussi l’héritage ne concerne-t-il pas seulement les biens, mais aussi la succession aux fonctions.

A) La désignation de l’héritier unique

La question de la succession est nécessairement liée aux notions de famille, de mariage et de filiation. En effet, l’administrateur colonial constate très vite que «le mariage, la famille et la filiation, sont organisés, chez les indigènes du Baoulé, de l’Indénié, d’Assinie et de l’Abron, tout autrement que parmi les nations européennes. La parenté, ce lien, ce vinculum juris, qui réunit entre eux les divers membres d’une famille, s’établit, chez les Noirs, de culture achantie, par la tige maternelle» (Clozel et Villamur, 1902, pp. 81-82). Clozel et Villamur nuancent et font un parallèle avec l’Antiquité européenne:

«Certains d’entre eux, il est vrai, peuvent s’élever à la conception, d’ailleurs assez vague, d’une parenté proche assez voisine de celle admise en Europe. Mais, relativement aux effets que cette parenté entraîne en droit civil, les gens de Toumodi, de Bouaké, de Bongouanou, de Zaranou, de Krinjabo et de Bondoukou ne connaissent que la parenté par tige maternelle. En cela, ils rappellent plus d’un peuple de l’ancien continent. Au témoignage de deux des plus grands historiens de la Grèce, Hérodote et Polybe, les Lyciens et les Locriens ne concevaient de généalogie que dans la ligne féminine. Et il n’est pas sans intérêt de rappeler que jusqu’aux temps lointains de Cécrops, les Athéniens vivaient sous le régime de la parenté par les femmes» (Clozel et Villamur, 1902, p. 82).

Toutefois, Clozel et Villamur font remarquer qu’il existe aussi une parenté double en ce qui concerne les rapports familiaux et l’éducation des enfants. «La parenté s’établit à la fois par la tige paternelle et par la tige maternelle, en ce sens que le père et la mère ont tous les deux autorité sur leurs enfants et contribuent tous les deux à les élever» (Clozel et Villamur, 1902, p. 97). Ce constat est conforme à l’esprit du droit français ou les père et mère de l’enfant ont tous les deux, non seulement, la charge de l’éducation de leur enfant, mais également l’obligation de subvenir à ses besoins. L’enfant étant reconnu comme membre de la famille aussi bien de son père que de sa mère.

Mais, les administrateurs comprennent bien qu’au point de vue successoral et social, la parenté n’est plus qu’utérine. À propos des Agni du Baoulé, Maurice Delafosse précise:

«Pour les successions, on ne s’occupe pas du père de l’enfant, on ne recherche que sa mère; si une femme a eu, avant le mariage, des enfants de père inconnu, ou si, une fois mariée, elle a des enfants adultérins, ces enfants sont élevés par le mari de la mère et passent pour être ses enfants dans la vie courante; mais cela n’a pas l’importance que ce pourrait avoir chez nous, puisque, en matière de droit successoral, la parenté paternelle n’existe pas chez ces indigènes» (Clozel et Villamur, 1902, p. 97).

Dans la société traditionnelle, la succession est avant tout gouvernée par l’appartenance à un groupe de parenté, en l’occurrence le lignage. Il faut alors rechercher si le défunt est du système patrilinéaire ou matrilinéaire. Par exemple en pays Dida où la parenté est patrilinéaire, l’héritier doit être «biologiquement et socialement» membre à part entière du patrilignage. Dans les sociétés matrilinéaires, l’héritier présomptif doit appartenir au lignage de sa mère c’est-à-dire être membre du matrilignage du défunt. Parce qu’ils appartiennent au même lignage, les individus auront les mêmes interdits, pratiqueront le culte des ancêtres, seront solidaires les uns des autres. Il s’ensuit qu’au décès d’un membre du lignage, un autre pourra assumer ses fonctions. Il n’y aura pas à proprement parler de rupture. Cette volonté d’assurer la continuité est un principe essentiel du droit successoral traditionnel (Oble, 1984, p. 105). Car, la spécificité de la conception Africaine de la mort réside dans le fait que la mort n’est pas la fin d’une vie; la mort est le passage de la vie des humains à celle des ancêtres, donc la mort, loin d’opérer une rupture entre le monde des vivants et celui des morts est la phase nécessaire pour rejoindre les ancêtres. D’où la nécessité d’assurer la continuité entre les vivants et les ancêtres, continuité qui ne peut se faire que par la désignation d’un seul héritier, lequel prendra la place du défunt (Oble, 1984, p. 105). Il s’agit de régler la dévolution des pouvoirs et des devoirs en soi indivisibles et impartageables intéressant les personnes et la terre qui les soutient, en fonction d’une filiation garantissant la continuité dans une unité des paternités ou maternités successivement exercées, et qui se continuent dans le monde des morts; cette continuité dans une unité de liaison vitale sera le fondement même du droit successoral Bantou (Lamy et Mwaboura, 1972, p. 533).

Le principe de l’héritier unique se rencontrait aussi en droit français. En effet, pour éviter l’émiettement des fortunes, la féodalité avait admis le principe de l’indivisibilité du fief. Le droit d’aînesse n’était que la conséquence de ce principe: au cas de pluralité d’héritiers, le fief n’était attribué qu’à un seul et c’était l’aîné qui l’obtenait. Lorsque la féodalité a disparu, le fief devint un simple bien patrimonial, le partage égal devint possible. Mais, le nouvel état social exigea toujours le maintien des fortunes dans les grandes familles; l’orgueil aristocratique et les nécessités sociales nouvelles maintinrent ce que la féodalité avait créé et, de privilège de droit public, le droit d’aînesse devint un simple préciput de droit privé (Vallier, 1902, pp. 33-34). Du point de vue des droits honorifiques, l’aîné personnifiait la famille, c’est lui qui recevait tout ce qui extériorisait le groupe familial. Il avait «le nom, le cri et les armes pleines». Le cri, c’est-à-dire «le titre, la qualité, la devise, les armoiries et écussons». Seul, il pouvait porter les armes pleines, tandis que les puînés devaient y ajouter des brisures. C’est à l’aîné enfin qu’étaient attribués les objets auxquels la famille attachait le plus de valeur, valeur réelle ou valeur d’affection: titres de famille (contrats de mariage; actes de partages), portraits de famille, armes, manuscrits annotés, etc. (Vallier, 1902, p. 35).

Cette conception africaine de la succession traditionnelle a été bien traduite par les administrateurs coloniaux français. Car en établissant l’ordre de succession chez les Baoulé, ils ont bien précisé:

«La succession va d’abord aux frères ou sœurs utérins, par ordre de primogéniture; ensuite viennent les neveux et nièces, fils ou filles de sœur utérine; les oncles ou tantes, frères ou sœurs utérins de mère; les cousins ou cousines, fils ou filles de tante maternelle. Ce n’est qu’après ce premier groupe de personnes, classé dans l’ordre sus-cité, que viennent les frères ou sœurs non utérins, ensuite les fils ou filles, etc.» (Clozel et Villamur, 1902, p. 112).

L’ordre de succession établi, ajoutent-ils, rappelle «une règle générale qui semble présider au choix de l’héritier chez les Baoulé ou chez les Akan de façon générale: chercher à éviter que l’héritage ne sorte de la famille. C’est pourquoi, en succession, la parenté utérine prime sur l’autre, parce qu’on n’est jamais sûr d’être le fils de son père, mais on est toujours sûr d’être le fils de sa mère» (Clozel et Villamur, 1902, p. 112). Le sang de la famille est transmis par la femme qui est sensée avoir un sang pur contrairement à l’homme. C’est une certitude purement biologique qui vient conforter ce principe de la transmission matrilinéaire de la succession, contrairement au droit français où les successions sont fondées sur la parenté.

Ainsi, dans le droit français moderne – celui des administrateurs coloniaux – au décès d’un individu ce sont ses parents (légitimes, naturels ou adoptifs selon le cas) qui seront appelés à recueillir ses biens. Mais, cette parenté peut être très étendue et comprendre de nombreux membres. Pour ne pas faire appel à tous, une hiérarchie a été établie entre les parents. C’est le système des ordres. Chaque ordre étant classé selon la proximité du lien de parenté. Ainsi l’ordre et le degré sont les deux principes qui gouvernent la dévolution successorale en droit français (Oble, 1984, pp. 117-118). Le système des ordres énonce quatre groupes de parents, répartis selon la proximité du lien de parenté. C’est ainsi qu’en droit français, il y a l’ordre des descendants, celui des ascendants et collatéraux privilégiés, l’ordre des ascendants ordinaires et celui des collatéraux ordinaires. L’ordre des descendants comprend les enfants du défunt et leurs descendants. La priorité reconnue aux descendants s’explique par le fait qu’ils sont les continuateurs naturels du défunt et que l’affection que celui-ci avait pour eux est présumée plus grande que celle qu’il avait à l’égard des autres parents. C’est pourquoi le premier ordre exclut tous les ordres subséquents (Oble, 1984, pp. 117-118).

«En Afrique, précise Delafosse, la désignation de l’héritier revient au conseil de lignage. On pourrait penser que la désignation de cet héritier ne serait pas aisée car plusieurs personnes peuvent prétendre à la succession. En fait, le conseil de lignage ne rencontre pas de problème étant donné que chaque membre du lignage connaît l’arbre généalogique de son lignage, il sait la place qu’il occupe vis-à-vis du défunt et sait d’avance s’il est apte ou non à recevoir la succession» (Oble, 1984, p. 107).

Un autre élément, dans l’interprétation qui a été faite par les administrateurs coloniaux français, semble se rapprocher de l’esprit même des Africains, c’est la place de la femme relativement à la succession : «en effet, si l’héritier présomptif se trouve être une femme, il arrive souvent qu’elle renonce à ses droits successoraux en faveur de l’héritier mâle qui vient après elle. Par exemple, il arrive souvent que la sœur du défunt renonce à l’héritage en faveur d’un frère» (Clozel et Villamur, 1902, p. 112). Cette pratique est une constante chez les Africains où la femme, quand bien même elle aura une place importante dans l’organisation sociale, à toujours tendance à laisser la place à l’homme dans la direction des affaires, aussi bien de la famille que du groupe tout entier. Lorsqu’une mère vient à décéder, ses biens que l’on appelle communément «bien féminisés» iront à ses sœurs et à ses filles. C’est en principe l’unique occasion successorale des femmes. Les biens féminisés, ce sont les effets vestimentaires propres aux femmes à savoir les pagnes, les foulards, les outils agricoles, les bijoux de valeurs modestes (car les bijoux de grandes valeurs sont détenus par le chef du lignage et appartiennent à tout le groupe), les ustensiles de cuisine, etc. Ces différents biens seront le plus souvent partagés entre les sœurs et les filles de la défunte (Oble, 1984, p. 109).

Ces exceptions au principe de la désignation d’un héritier unique se retrouvent aussi bien dans les sociétés matrilinéaires que dans les sociétés patrilinéaires. Mais ce ne sont que des exceptions: le principe de l’héritier unique demeure et est solidement ancré dans l’esprit des populations concernées. Le conseil de lignage tient compte, lors de la désignation de l’héritier du privilège de masculinité et du privilège de la primogéniture. Ainsi, l’exclusivité de la succession doit être attribuée à un homme, mais pas à n’importe qui: il s’agit du plus âgé (Oble, 1984, p. 109).

Toutefois, si l’héritier présomptif est regardé par la famille comme incapable pour cause d’imbécilité, de démence, de prodigalité ou de trop grande jeunesse, l’héritage passe au successeur qui, dans l’ordre vient immédiatement après lui (Villamur et Delafosse, 1904, p. 63). En effet, s’il arrive que l’héritier visé par la coutume est d’une moralité douteuse, c’est-à-dire s’il est malhonnête, belliqueux, incapable de gérer les biens communs et est plus enclin à rechercher son profit personnel que l’intérêt de la communauté, il sera purement et simplement écarté au profit de son cadet immédiat. D’ailleurs, si ces défauts ne devaient apparaître qu’après sa désignation, donc après qu’il ait pris possession des biens lignagers, le conseil de lignage aurait toujours le droit de le destituer au nom de l’intérêt du groupe (Oble, 1984, p. 116).

B) La succession aux fonctions

Pour les Africains, dans la conception de la succession, il ne s’agit pas seulement de la transmission du patrimoine d’une personne décédée à une personne vivante, mais surtout de la transmission des fonctions qu’elle exerçait. Et ces fonctions étaient le plus souvent des fonctions religieuses (le culte des ancêtres), politiques, économiques et sociales (direction du groupe). Dans ces conditions, la succession présente une importance sociale et politique. C’est ce qui explique que le plus souvent les biens sont attribués à celui qui sera désigné chef du groupe. Car dans la mentalité africaine, constituer des parts successorales équivaut à une rupture de l’unité fondamentale des biens et, par conséquent, à une rupture du lignage, car le lignage africain est une communauté commandée par un chef-gérant (Ba, 1962, p. 109).

En effet, la pièce maîtresse du droit coutumier africain est constituée par la famille étendue, large, majeure. Quel que soit l’adjectif choisi, il désigne par opposition à la famille réduite, étroite, conjugale, cet ensemble «de descendants vivants de la famille réduite primitive ou tout au moins tous ceux de ses descendants qui ne sont pas trop éloignés par le temps et par l’espace de leur ancêtre pour avoir oublié les liens de parenté qu’ils doivent à une souche commune» (Durand, 1983, pp. 379-380). Déjà, en 1901-1902, Cartron l’avait remarqué à propos des Agni du Sanwi:

«La civilisation propre à chacune d’elles [les populations indigènes de la Côte d’Ivoire forment trois grandes familles Agni, Mandé et Kroumen] n’est pas tellement différente que nous trouvions dans leurs institutions de nombreux points communs. Chez toutes trois, la famille fortement constituée est la base de l’organisation sociale […]. Nous pouvons même dire que la famille est le seul organisme social réellement vivant et l’autorité du chef de famille est la seule autorité effective chez les indigènes de notre colonie» (Clozel et Villamur, 1902, p. 67).

Comprenant le chef de famille, ses frères et cousins, leurs enfants, les enfants et petits-enfants de ceux-ci, la grande famille regroupe quatre générations. Elle est une unité domestique et politique qui assure la survie et la protection de ses membres. A l’image du lignage et des communautés de famille de l’Europe médiévale, la grande famille est un ensemble juridique qui ne meurt pas; les générations se succèdent sans qu’il y ait liquidation du passé, le mariage n’est que l’occasion d’agrandir la famille ou d’effectuer un rejet et non le point de départ d’un organisme nouveau, l’individu y joue un rôle effacé et la personnalité de la famille l’emporte sur celle de ses membres. La famille-ménage elle-même n’a une place et des droits que par référence aux intérêts de la grande famille (Clozel et Villamur, 1902, p. 67).

La conception de la famille du peuple Fang du Gabon peut être étendue à l’ensemble des peuples africains. En effet, le peuple Fang considère la famille comme sacrée et favorise ainsi sa perpétuation. C’est en ce sens que, lors de la disparition d’un individu, la règle en matière de succession consiste, lors de la répartition des biens laissés par le défunt, à trouver un équilibre entre les vivants. Cette attitude est renforcée par le fait que la famille est sacrée et qu’il convient, par conséquent, de protéger cette coutume qui fonde toute société. Lorsqu’il s’agit d’une personne qui a laissé des épouses, des enfants et des biens matériels, la règle est de favoriser le fait que les enfants et les épouses soient encadrés, car en dehors de la structure familiale, il n’y a point d’existence individuelle (Meyo-Me-Nkoghé, 2010, p. 171). Cette idée, explique Ernest Vallier, dictait la plupart des principes du droit coutumier de l’Ancien Régime français:

«L’esprit de notre droit coutumier est que chacun conserve à sa famille les biens qui lui en sont venus. C’est ainsi que Pothier indiquait nettement, au début de son Traité des propres, le caractère distinctif du droit successoral coutumier: tout se concentre autour de cette idée de la conservation des biens dans les familles» (Vallier, 1902, p. 9).

Cette idée, explique Maurice Delafosse, est également centrale en droit africain:

«La famille globale n’est pas autre chose que la réunion de plusieurs familles réduites au commandement d’un patriarche ou chef de famille. Le patriarche peut être indifféremment un homme ou une femme; si c’est une femme veuve, sa situation est exactement la même que celle d’un patriarche homme, et ses enfants font partie de la famille dont elle est le chef. Si c’est une femme mariée, sa situation dépend de la situation sociale de son mari: si ce dernier appartient à un rang social inférieur à celui de sa femme, celle-ci exerce les droits patriarcaux et ses enfants appartiennent à sa famille et non à celle du mari; quant à ce dernier, il n’appartient pas à la famille globale dont sa femme est le patriarche. Si le mari appartient à un rang social supérieur à celui de sa femme, il est rare que celle-ci exerce les droits patriarcaux; elle les cède en général à celui de ses frères qui vient après elle par rang d’âge, et elle-même passe en quelque sorte à la famille de son mari» (Clozel et Villamur, 1902, p. 96).

Toutefois, il faut reconnaître que la plupart des sociétés Akan applique le principe du privilège de masculinité dans la transmission de l’héritage. En effet, le principe de masculinité consiste à reconnaître seulement à l’homme une vocation successorale, ou à lui attribuer une part plus importante. Dans un cas, l’élément féminin est complètement exclu de la succession, dans l’autre, il aura une part inférieure à celle de l’homme. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce privilège n’existe pas uniquement dans les sociétés patrilinéaires qui, par définition, donnent la primauté à l’élément masculin. Il est également admis dans les sociétés matrilinéaires dans lesquelles le rôle de la femme est considéré comme primordial (Oble, 1984, p. 110). Cependant une précision s’impose. Quand on parle de l’exclusion des femmes, cela ne se conçoit que s’il s’agit de la succession d’un homme. Autrement dit, une femme est rarement appelée à la succession d’un homme. En revanche, elle peut succéder à une autre femme et donc entrer en possession des biens féminisés laissés par la défunte (Oble, 1984, p. 110).

Pour les Africains la priorité est toujours donnée à la succession aux fonctions tant et si bien qu’un individu qui meurt sans laisser aucun bien aura quand même un héritier. On parle alors de succession morale, le défunt étant censé revivre en cet héritier (Oble, 1984, p. 107). C’est la raison pour laquelle les hommes célèbres sont divinisés après leur mort, les Africains leur rendent un véritable culte, ce sont les seules divinités auxquelles ils rendent un culte proprement dit. Un mort, même obscur, devient après son trépas un génie familial, une sorte de dieu lare. L’insulte adressée à un mort est beaucoup plus grave qu’adressée à un vivant et elle est punie des plus fortes amendes. C’est le monde souterrain qui dirige et explique le monde vivant à la surface, et ce monde qu’on ne voit pas, auquel le voyageur de passage ne prête pas d’attention, est un monde immense qu’il faut connaître si l’on veut comprendre celui qui s’agite au-dessus de lui (Oble, 1984, p. 119).

Le principe de masculinité puise ses fondements dans l’ordre religieux. Pour les sociétés Akan, seul l’homme peut assurer le culte des ancêtres. Car la religion en Afrique noire traditionnelle est une religion de lignage, c’est donc le chef de lignage qui joue le rôle de «prêtre». C’est donc un homme qui assure la direction du culte des ancêtres. Ce culte doit être fait régulièrement, or la femme une fois mariée est «intégrée» à un autre lignage, de sorte qu’elle ne peut pas assumer le culte dans son lignage d’origine (Oble, 1984, p. 110).

Une autre raison explique le principe de masculinité. Il s’agit de la tendance en matière successorale qui est de ne pas laisser sortir le trésor du lignage. Or, en instituant les femmes héritières, cela pourrait entraîner la sortie des biens qu’elles auront reçus, par le biais de leur mariage; d’autant que ces sociétés traditionnelles pratiquent le mariage exogamique, lequel impose à une fille de n’épouser qu’un homme d’un autre lignage. C’est pour éviter que la fille ne «parte» avec les biens du lignage paternel ou maternel dans le lignage de son mari qu’elle est écartée de la succession. L’ancien droit français aussi reconnaissait aux héritiers mâles quelques avantages, lesquels s’exerçaient uniquement vis-à-vis des biens nobles (Oble, 1984, p. 111).

Un deuxième principe est observé dans le choix de l’héritier unique. C’est le principe du droit d’aînesse (Oble, 1984, p. 112). Le plus âgé cumule un certain nombre de privilèges: privilège d’ordre moral: l’aîné doit diriger ses jeunes frères et sœurs, leur donner des conseils, les réprimander. Mais aussi, privilège d’ordre matériel: l’aîné a dans la succession du défunt une part plus importante si ce n’est la totalité. Le privilège de l’aîné se fonde sur des raisons d’ordre religieux. En effet, les Noirs africains admettent généralement que les prérogatives et les charges d’assurer la continuité du culte des ancêtres reviennent à l’aîné. Il est le plus écouté des ancêtres parce que ceux-ci l’ont connu, il est de fait plus proche d’eux (Oble, 1984, p. 112).

Dans la civilisation occidentale ancienne, le droit d’aînesse était un droit qu’avait l’aîné de prendre dans l’héritage des parents une plus grande part que les autres enfants. La religion ancienne établissait une différence entre le fils ainé et le cadet. L’aîné, disaient les anciens Aryas, a été engendré pour l’accomplissement du devoir envers les ancêtres, les autres sont nés de l’amour. L’aîné conservait plusieurs privilèges. Après la mort du père, il présidait aux cérémonies du culte domestique; il offrait les repas funèbres et prononçait les formules de prières. «Le droit de prononcer des prières appartient à celui des fils qui est venu au monde le premier». L’aîné était donc l’héritier des hymnes, le continuateur du culte, le chef religieux de la famille. De cette croyance découlait une règle de droit: l’aîné seul héritait des biens.1

Ainsi l’héritage et la succession sont deux systèmes qui permettent de régler les droits et les devoirs parmi les membres d’un groupe social donné car, à ce propos et au regard du fonctionnement des institutions sociales ou sociopolitiques, une distinction est faite entre les membres selon le statut de chacun dans son lignage soit paternel, soit maternel. On serait en effet incomplet si l’on ne prenait pas en considération l’élément «statut» (Elenga, 2009, p. 39).

Selon A.R. Radcliff-Brown, le statut est défini, pour un individu, à un moment donné, comme «la totalité des droits et des devoirs qui lui sont reconnus dans les lois et les coutumes de la société à laquelle il appartient» (Radcliff-Brown, 1968, p. 93.). Le sociologue J. Stoetzel associe la notion du statut à la notion de rôle (cité par Cazeneuve, 1976, p. 136). Ainsi écrit-il:

«Si l’on prend pour centre d’observation un individu […], la place qu’il occupe détermine son statut et son rôle: son statut est l’ensemble des comportements auxquels il peut s’attendre légitimement de la part des autres; son rôle est l’ensemble des comportements auxquels les autres s’attendent légitimement de sa part» (Elenga, 2009, p. 40).

L’attribution de l’héritage est l’occasion d’assurer la continuité entre les vivants et les ancêtres, continuité qui ne peut se faire que par la désignation d’un seul héritier, lequel prendra la place du défunt. Il s’agissait donc de régler la dévolution des pouvoirs et des devoirs en soi indivisibles et impartageables intéressant les personnes et la terre qui les soutient, en fonction d’une filiation garantissant la continuité dans l’unité des paternités ou maternités successivement exercées, et qui se continuent dans le monde des morts, continuité dans une unité de liaison vitale est donc le fondement même du droit successoral Bantou» (Lamy et Mwaboura, 1972, p. 533).

2. Le patrimoine successoral

Le patrimoine successoral est composé de plusieurs catégories de biens. Mais la règle principale qui gouverne la dévolution successorale est la remise de tous les biens à l’héritier unique, parce que les biens sont indivisibles. C’est cette question que les administrateurs coloniaux ont dû résoudre pour comprendre comment les peuples Akan concevaient le patrimoine successoral.

A) Les biens de la succession

Selon le droit français, le patrimoine d’un individu est tout d’abord envisagé comme «ce qu’il a», «ce qu’il possède», «son avoir», «son bien». L’étymologie même n’évoque le patrimoine que dans la perspective fragmentaire d’une transmission héréditaire: le patrimoine n’est pas l’héritage paternel, la terre des ancêtres, les biens d’origine familiale. Le patrimoine, c’est ce qu’un créancier peut saisir, ce qu’un défunt transmet à ses héritiers, ce qu’un tuteur gère au nom d’un mineur, ce qu’un époux conserve en propre sous le régime de la communauté, ou même les biens que les époux amassent en commun (Cornu, 2003, p. 377). Ces exemples font surgir, à propos du patrimoine, une double image. D’un point de vue juridique, ils font naître l’idée abstraite d’un ensemble de biens et d’obligations. Dans cette perspective, le patrimoine relève de la théorie pure. Mais, d’un point de vue concret, le patrimoine apparaît aussi comme une masse mouvante de biens qui a une histoire, comme une «fortune» diversement composée, suivant les vicissitudes de la vie et les fluctuations de l’économie. Entité juridique, pièce consacrée de la théorie générale du droit, le patrimoine est donc aussi une réalité concrète qui dépend de la conjoncture économique et sociale (Cornu, 2003, p. 377).

Selon la conception française moderne, ensuite, tout ce qui est patrimonial est d’ordre «pécuniaire», un ancien mot pour dire que l’on peut convertir le patrimoine en décompte monétaire. La monnaie est en effet le dénominateur commun de tous les éléments qui composent le patrimoine. Ainsi, le patrimoine d’une personne est formé de ses biens et ses obligations appréciables en argent. Il est constitué des seuls éléments qui sont susceptibles d’une évaluation pécuniaire (Cornu, 2003, p. 378).

Selon la conception française, enfin, le patrimoine d’une personne totalise les biens et obligations de cette personne. Il forme un tout; un ensemble qui constitue une entité distincte des éléments qui le composent. Ainsi, tout patrimoine suppose nécessairement, à sa tête, une personne, un sujet de droit qui en est le titulaire: pas de patrimoine sans personne. Mais le titulaire du patrimoine peut être une personne physique ou morale (Cornu, 2003, p. 380). La vocation du patrimoine est d’appartenir à un seul individu.

Il y a là une rupture entre le droit traditionnel africain et le droit moderne français. En effet, dans le système successoral africain, il est question d’une masse successorale; les éléments qui entrent dans la constitution de cette masse appartiennent à tous les membres du lignage bien qu’étant en la possession du défunt. Mais, l’existence de cette catégorie de biens n’exclut pas la reconnaissance de biens strictement personnels au défunt (Oble, 1984, p. 275).

En outre, le patrimoine lignager n’est pas seulement constitué de l’ensemble des droits et obligations à caractère économique dont le lignage est titulaire ou débiteur, il comprend aussi les droits et obligations à caractère extrapatrimoniaux. Le patrimoine lignager est donc constitué d’éléments matériels ainsi que d’éléments immatériels. Les éléments immatériels sont constitués des fonctions religieuses, politiques et sociales qui incombent à celui qui a la direction du lignage. Les fonctions religieuses incombent en général au doyen du lignage et consistent en la célébration du culte des ancêtres. Les ancêtres, ce sont tous les parents morts du lignage qui intercèdent auprès de l’être suprême pour les vivants. Aussi, les membres vivants du lignage doivent-ils rester en relation constante avec eux. Le culte dû aux ancêtres est un élément important du patrimoine lignager. De même, constituent un élément du patrimoine lignager, les droits et les obligations politiques. La représentation du lignage aux assemblées politiques du village est une fonction qui incombe au chef de lignage et qui, à son décès, figure dans le patrimoine qui va être transmis (Oble, 1984, p. 276). Par élément immatériel du patrimoine lignager, il faut entendre aussi la possession des connaissances médicales, mystiques, économiques, etc. Elles font partie du patrimoine du lignage de telle sorte que les bénéficiaires de ces connaissances ne doivent les livrer qu’à des membres du lignage. Les anciens initient les plus jeunes (Oble, 1984, pp. 276-277).

S’agissant des éléments matériels du patrimoine lignager, il est question, d’une part, des droits et biens provenant d’héritages successifs et d’autre part, de nouvelles acquisitions faites par le lignage. En effet, les biens qui entrent dans le patrimoine lignager ont été souvent acquis et transmis de générations en générations (Oble, 1984, pp. 276-277). En outre, le patrimoine lignager africain présente deux caractéristiques essentielles à savoir: il est communautaire et il est en principe inaliénable.

Le caractère communautaire signifie que tous les membres du lignage ont un droit indivis sur les éléments qui le composent (Oble, 1984, p. 278). Dans toutes les civilisations en effet, la propriété semble avoir été familiale avant d’être individuelle. Chez les Germains, en particulier, les nécessités sociales du milieu donnent une forte cohésion à la famille; l’état de guerre y est permanent; en l’absence de tout pouvoir politique organisé, les individus, trop faibles par eux mêmes, sentent la nécessité de se réunir: la famille apparaît alors comme le mode de groupement le plus naturel, elle est ainsi la vraie cellule sociale de cette époque (Vallier, 1902, p. 10). Les parents forment entre eux une alliance offensive et défensive, ils sont tous atteints par l’insulte faite à l’un d’eux, ils sont tous responsables pour les méfaits commis par l’un des membres du groupe, c’est entre tous une étroite solidarité, et lorsqu’ils passeront de l’existence nomade à l’existence sédentaire, lorsqu’ils commenceront à concevoir la possibilité de la possession du sol, ce sera la famille qui sera propriétaire, et de même que tous étaient responsables du fait de chacun, de même les biens de tous répondront pour chacun (Vallier, 1902, p. 10). Si, dans cette phase du droit, la famille est seule propriétaire, tous les membres de la famille n’ont cependant pas l’exercice du droit de propriété; s’ils en ont tous la jouissance, le chef de la famille en a seul l’exercice; pendant sa vie, les droits des autres parents n’en existent pas moins, mais ils sont paralysés par le sien, ils sont en sommeil jusqu’à ce que la mort du chef de la famille vienne éveiller le droit d’un d’entre eux, car cette mort ne donne pas lieu au partage, à la dissolution de la société familiale; les droits de chacun ne sont pas liquidés, il y a seulement changement quant à la personne de l’administrateur du patrimoine collectif. Cet administrateur est investi de larges pouvoirs, si larges qu’une observation superficielle pourrait le faire prendre pour un propriétaire, c’est un véritable administrateur «cum libéra» (Vallier, 1902, p. 11). Cette conception du patrimoine commun est renforcée en matière de bien foncier. En effet, la propriété foncière est, en règle générale, collective; exceptionnellement, privée. Elle ne comporte le pouvoir de disposition par le chef de famille qu’après accord préalable des membres de la collectivité (Villamur et Delafosse, 1904, p. 48). Les droits qui portent sur la terre ont certains caractères spécifiques qui se retrouvent à travers toutes les coutumes en Afrique occidentale. Ces traits particuliers tiennent au fait que la terre, selon les systèmes juridiques traditionnels, n’est pas susceptible d’appropriation privée individuelle. Elle est essentiellement le bien d’une collectivité donnée et les membres de celle-ci y exercent des droits égaux. Il en résulte que les relations juridiques naissant de son exploitation ne mettent pas en présence des individus isolés, mais des groupes. Ainsi la défense d’une partie de ce bien collectif contre les prétentions venant d’éléments extérieurs à la communauté qui le détient n’est pas le fait d’un individu, mais de cette communauté toute entière (Kouassigan, 1966, p. 53). Mais chaque individu qui se voit attribuer une parcelle de la terre est tenu d’en user conformément aux intérêts supérieurs de la collectivité. La limitation de ses droits est la meilleure garantie de la conservation du bien au sein de la communauté. Ainsi il ne lui est pas permis de disposer du lot qu’il détient, le titre d’utilisation de la terre étant le même pour tous. La terre est un bien collectif sur lequel s’exercent des droits individuels. Mais ceux-ci concernent ses utilités et non la terre elle-même (Kouassigan, 1966, p. 53).

Les administrateurs coloniaux n’ont pas tous compris bien perçu cette inaliénabilité. Paradoxalement, Delafosse reste prisonnier des catégories françaises du droit de propriété. Il souligne, à propos des Agni du Baoulé:

«Il faut distinguer, lorsqu’il s’agit de la propriété chez les Baoulé, entre la propriété mobilière et la propriété immobilière. La propriété mobilière est individuelle et absolue, et l’origine de cette propriété consiste en la fabrication ou en l’achat de l’objet, s’il s’agit d’un produit industriel ou agricole, en l’action d’avoir extrait l’objet du sol ou d’un végétal (or, caoutchouc, vin de palme), ou de l’avoir tué à la chasse (gibier). La propriété immobilière est à la fois individuelle et collective, en ce sens qu’elle appartient en réalité au chef de la famille, qui, seul a le droit d’en disposer, mais que toute la famille en a la jouissance. […] On peut affirmer que le sentiment de la propriété individuelle et de la propriété familiale est profondément ancré dans l’esprit des Baoulé. Le droit de propriété comporte la faculté d’user de la chose possédée, d’en recueillir les fruits et d’en disposer» (Clozel et Villamur, 1902, p. 109).

En revanche, Benquey (administrateur du cercle de Bondoukou) explique, à propos du peuple Mandé de Bondoukou (Clozel et Villamur, 1902, p. 287):

«En ce qui concerne les biens mobiliers, le propriétaire a le droit d’en user à son gré, d’en recueillir les fruits et de les aliéner si bon lui semble. Quant aux biens immobiliers (habitations), ils sont inaliénables. Le propriétaire peut, s’ille veut, donner à un tiers l’autorisation de les occuper, mais il n’a en aucune façon le droit de vente. A remarquer que cette autorisation donnée à un tiers par le défunt ne peut être retirée par les héritiers. Les biens fonciers sont inaliénables».

Concernant le caractère inaliénable des éléments constitutifs du patrimoine lignager, c’est, à l’époque, un principe absolu. L’inaliénabilité frappe en principe tous les biens lignagers qu’ils s’agissent de la terre ou des autres biens. La terre est inaliénable, non seulement à cause de son caractère collectif, mais aussi du fait que chaque génération doit pouvoir transmettre à la suivante le patrimoine commun, ce qui ne serait pas possible si l’on admettait la possibilité d’aliénation. Le caractère sacré de la terre est également présenté comme une explication de son inaliénabilité (Oble, 1984, p. 279).

«Dans les sociétés africaines de cette époque, précise Villamur, l’héritage comprend: les esclaves, l’or, l’argent monnayé, s’il y a lieu, les étoffes, les bijoux, les perles, et tous les objets ayant appartenu au défunt, sauf ceux qui sont distraits de l’héritage pour être conservés avec le mort; la maison, les terres. L’héritage comprend aussi les dettes, les créances et l’obligation d’exécuter les contrats souscrits par le défunt» (Clozel et Villamur, 1902, p. 113).

Le Code des Agni, rédigé en 1904, dispose: «Les femmes et les enfants du défunt doivent également être confiés à l’héritier (Villamur et Delafosse, 1904, p. 68).

Lorsque, sous la plume des agents coloniaux, il est question d’esclaves, il faut signaler qu’à proprement parler, la notion ne répond pas du tout à l’idée que s’en font les Européens.

«Les esclaves proprement dits, les esclaves achetés, sont des étrangers. C’est pourquoi, il est assez naturel qu’ils ne jouissent pas du même traitement que les autochtones. Par exemples, tous les Baoulé sont libres, il n’y a pas dans le pays une caste d’esclave ou de parias, comme cela existe dans l’Inde et existait dans la Grèce antique. Et les enfants d’esclaves, nés dans le pays, bien qu’attachés à la maison du maître, jouissent exactement du même traitement que les enfants du maître: en réalité, ils sont devenus ses enfants, c’est à ce titre seulement qu’ils sont attachés à sa maison et la seule chose qui les différencie des enfants nés de parents libres, c’est que leur père légal n’est pas leur père naturel» (Villamur et Delafosse, 1904, p. 68).

Il est clair que la notion d’esclavage chez les Akan ne répond pas du tout à l’idée que l’Europe se faisait de cette institution. L’esclave est un client, un domestique sans gages, mais entretenu par son maître et faisant partie de sa famille, plutôt qu’un véritable esclave, au sens du Code Noir, par exemple, c’est-à-dire un bien meuble du maître. Il n’y a même pas de mot dans la langue Baoulé pour traduire le mot «esclave»; un chef dit «mes fils» en parlant de ses esclaves, ou «mes jeunes gens», ou «mes hommes» et ceux-ci appellent leur maître «mon père». Evidemment, ces esclaves ont été achetés et peuvent être revendus (Villamur et Delafosse, 1904, p. 68). Les biens de la succession n’étant pas divisibles, ils sont transmis dans leur totalité à l’héritier.

B) La transmission globale de l’hérédité

Dans les traditions africaines, les biens de la succession sont transmis dans leur globalité à l’héritier. En effet, la masse successorale est indivisible. Cette indivisibilité – nous l’avons vu – s’explique d’abord par la crainte des ancêtres, ensuite par le caractère collectif du patrimoine lignager qui la constitue et enfin par la nécessité de maintenir la cohésion au sein du lignage (Oble, 1984, p. 344).

Dans la conception traditionnelle, «ceux qui sont morts ne sont jamais partis». Et les morts du lignage, ce sont les ancêtres qui veillent sur le bien-être des vivants. Ils restent toujours en relation avec les membres du lignage lesquels leur accordent une attention particulière par le culte qui leur est régulièrement dû et les nombreuses libations qui sont faites en leur faveur à la moindre occasion (Oble, 1984, p. 344). Toutefois, le culte des ancêtres doit en outre être distingué du culte des morts qui consiste simplement à honorer les défunts. Le culte des ancêtres suppose que les morts exercent une véritable emprise sur les vivants. Les ascendants défunts sont en effet considérés comme des agents essentiels à la pérennité du groupe; il faut par conséquent les respecter. Dans des sociétés qui valorisent la séniorité, l’ancêtre représente la figure la plus accomplie de l’aîné, détenteur de l’autorité. Le culte des ancêtres repose ainsi sur l’idée que les vivants ont contracté une dette dont ils ne pourront jamais s’acquitter à l’égard des ancêtres qui leur ont légué la tradition (Bonhomme, 2013, p. 3). La tradition est brandie comme une loi, sacrée et incorruptible, et comme un fardeau que l’on est tenu de porter, malgré soi.

Elle «constitue l’ensemble des acquisitions que les générations successives ont accumulées depuis l’aube des temps, dans les domaines de l’esprit et de la vie pratique. Elle est la somme de la sagesse détenue par une société à un moment donné de son existence. La tradition est un moyen de communication entre les défunts et les vivants, car elle représente la "parole" des ancêtres. Elle fait partie d’un vaste réseau de communication entre les deux mondes, englobant la prière, les offrandes, les sacrifices, les mythes» (Zahan, 1980, p. 80).

Les morts ne sont pas morts, même s’il est indispensable de «pleurer le mort», de «se lamenter» ostentatoirement à l’annonce d’un décès. En effet, ces lamentations, très ritualisées durant des jours de deuil, participent du cheminement, de l’accompagnement du défunt vers sa future «ancestralisation» (Kuipou, 2015, p. 93). Car être ancêtre, c’est avoir réussi son cheminement vers le monde où vivent les générations défuntes qui nous ont précédés jusqu’à Dieu. Ce parcours commence avec la mort et s’achève, par exemple, avec la résurrection symbolique lors de la cérémonie des crânes chez les Bamiléké du Cameroun. Le défunt y revient prendre une place parmi les vivants. Cette place est matérialisée par une case, la «case des crânes» ou «case des ancêtres», que chaque famille se doit de posséder. Ce n’est pas un mausolée, mais une case vivante et dynamique, consacrée à un seul ou à plusieurs membres décédés de la famille. Ils y sont présents, physiquement, par leurs crânes; ils y «vivent» puisqu’on peut les y consulter, les nourrir, les associer à tous les événements ou à toutes les décisions importantes de la famille. Le crâne, plus que la case, est le symbole de la présence des ancêtres parmi les vivants. Le défunt qui revit est l’intercesseur de la famille auprès des ancêtres et auprès de Dieu (Kuipou, 2015, p. 93).

Les ancêtres interviennent dès la naissance à toutes les étapes de la vie sociale d’un individu. Ils valident les rites de passage qui l’intègrent dans son groupe. Ils sont les garants du bon ordre des choses (Kuipou, 2015, p. 93).

«Chez les Baoulé, la chapelle funéraire est généralement une chambre ouverte située dans la case du défunt; assez souvent c’est la chambre même où il est mort. On y place le tabouret sacré où le double du mort vient s’asseoir de temps en temps: c’est sur ce tabouret qu’à certaines époques de l’année, par exemple avant d’entreprendre les semailles, la récolte, un voyage, le règlement d’un palabre important, une guerre, etc., on offre des sacrifices pour se rendre favorable l’esprit du défunt; on arrose ce tabouret du sang des bœufs, des moutons ou des poulets sacrifiés, et avec ce sang, l’on y colle des touffes de poils ou des paquets de duvet provenant des animaux sacrifiés» (Clozel et Villamur, 1902, p. 118).

Dans la culture Bamiléké, tout comme chez les Akan, tout individu peut prétendre à l’ancestralité. Chaque membre de la communauté étant issu d’une famille, chaque membre de la communauté ayant lui-même fondé une famille, a vocation à devenir ancêtre, les liens entre générations n’étant jamais rompus. Solidarité vis-à-vis du groupe, respect des ascendants vivants et vénération des ancêtres sont les valeurs essentielles à observer. Y déroger serait s’exposer à des échecs répétés dans la vie, à des maladies, voire à la mort. Toute personne aspire à s’inscrire dans la continuité de ses prédécesseurs honorables et honorés, d’où le très fort engouement dans les familles pour l’accession au statut de successeur ou d’héritier, alors même que ne sont en jeu que peu de biens matériels: la charge honorifique est importante. Les critères d’éligibilité à l’ancestralité sont donc l’œuvre de toute une vie: respect des générations passées et des ancêtres en leur consacrant tous les rituels qui leur sont dus, existence respectable de chef de famille (nombreuse de préférence), et transmission des valeurs morales et des biens matériels à ses descendants (Kuipou, 2015, pp. 97-98). Une relation subtile s’est déjà installée entre le disparu et son «successeur», l’héritier incarne le disparu. L’héritier est le membre de la famille qui va reprendre tous ses rôles familiaux et tribaux. Il ne jouera pas seulement le rôle du disparu, il sera le disparu. Le frère ou le neveu sera désormais son frère ou son oncle disparu, et sera reconnu comme tel. Cette relation particulière d’identité entre le défunt et son successeur se manifeste durant le processus «d’ancestralisation» du premier: c’est le successeur qui dirige l’enterrement, le deuil et les funérailles, même si les cérémonies de son intronisation n’ont pas encore eu lieu (Kuipou, 2015, p. 99).

Ces «relations privilégiées» se manifestent par des marques d’affection et de confiance, le partage d’activités et de secrets entre le père de famille et celui qu’il envisage comme successeur. On dit alors qu’«ils marchent toujours ensemble». Cette relation, qui pourra être volontairement discrète pour ne pas susciter la jalousie des autres membres de la famille, ne s’interrompt pas à la mort de l’oncle, mais se renforce: bientôt ils ne font plus qu’un. Après sa mort, le défunt vient rendre visite à son successeur pour lui faire des recommandations, lui donner des conseils, voire des ordres précis. Ces visites passent par des rêves. Ainsi, il n’est pas inhabituel d’entendre dire: «le défunt est venu me rendre visite en songe. Il n’est pas content. Il veut qu’on fasse une cérémonie ou autre chose». Pendant tout le processus «d’ancestralisation», le défunt ne reste pas inactif; il communique en permanence avec son successeur (Kuipou, 2015, p. 99).

Ainsi, le maintien et la poursuite des relations entre ancêtres et vivants du lignage passent nécessairement par la sauvegarde du patrimoine lignager à la constitution duquel ils ont participé. Aussi, l’une des obligations qui pèse sur l’héritier est-elle de conserver afin de transmettre aux générations futures ce patrimoine collectif. Cette prescription est tellement importante que l’enfreindre serait s’attirer la colère des ancêtres. C’est la raison pour laquelle aucun membre du lignage n’oserait demander le partage des biens lignagers. Et même si d’aventure un membre vivant voulait s’insurger contre cette absence de partage, le chef du lignage ne prendrait jamais sur lui la responsabilité d’opérer ce partage. Il s’emploierait à faire admettre à ce rebelle que diviser le patrimoine, ce serait opérer une rupture entre les vivants et les morts, ce serait exclure désormais les ancêtres du lignage. Qui oserait prendre cette initiative au risque d’attirer sur le groupe toutes sortes de calamités et la réprobation sociale? (Oble, 1984, p. 345). Le patrimoine lignager est constitué d’une part, de l’ensemble des fonctions qu’exerçaient le défunt, et d’autre part, des biens appartenant à tout le lignage (Oble, 1984, p. 345).

S’agissant de la fonction exercée par le défunt, savoir et culture sont considérés comme un héritage de l’histoire. Ils se constituent comme un legs des vieilles générations aux jeunes générations, et dictent de ce fait les comportements sociaux. En dehors des actes de la vie quotidienne, les éléments du savoir suprême (magie, médecine, rites de divination, etc.) sont transmis comme des legs: on hérite toujours un savoir d’un ancêtre. Une vieux chef de terre de la région de Gagnoa en Côte-d’Ivoire ne disait-il pas que donner toute sa «science» à quelqu’un c’était se condamner à mourir? C’est donc au seuil de la mort que les anciens livrent les derniers secrets, ceux dont la possession confère à l’homme le maximum de puissance. Ils sont d’ailleurs gardés et valorisés avec une circonspection et un respect dignes de l’ancêtre donateur. C’est que le savoir et la culture sont avant tout mémoire. Ils sont la mémoire des anciens et la mémoire des circonstances de leur acquisition. Ils sont aussi l’histoire d’une vie, à travers les degrés successifs de cette acquisition prolongée qui apporte la maturité culturelle au moment de la pleine maturité biologique. Enfin, la transmission d’un savoir s’accompagne toujours de l’évocation du passé; évocation de l’ancêtre qui l’a découvert ou inventé, des circonstances de cette découverte et des différents ancêtres qui l’ont possédé et transmis aux générations suivantes (Wondji, 1981, t. 1, p. 322).

Les éléments immatériels sont liés aux éléments matériels à telle enseigne qu’on parle de succession aux fonctions: la succession aux biens étant beaucoup moins importante, étant subordonnée à la première, elle permet la réalisation parfaite de la succession aux fonctions. Et comme la succession aux fonctions n’est pas divisible, celui qui sera désigné assumera les obligations, les charges du défunt et aura corrélativement la gestion des biens. C’est parce que les sociétés traditionnelles accordent la primauté à la transmission des charges sur celle des biens qu’il ne sera désigné qu’un seul héritier et que la masse héréditaire restera globale. L’indivisibilité du patrimoine lignager et en conséquence de la masse successorale est un moyen de maintenir la solidarité entres les membres du lignage (Oble, 1984, p. 345). C’est dire que le régime successoral traditionnel s’est formé sous l’influence de la conception d’un lignage resté une unité vivante où règne une forte cohésion entre les membres. L’ardent désir de sauvegarder cette cohésion est l’ultime fondement de la transmission globale de l’hérédité (Oble, 1984, p. 345). Car, dans la société traditionnelle, il n’existe pas de lignage sans biens lignagers. Les biens du lignage constituent le «lieu commun» du lignage. Or le lignage est régi par le principe de la continuité lignagère et de la cohésion entre ses membres. Le partage de la masse successorale entre les vivants du lignage entraînerait la dispersion des biens et corrélativement celle des membres (Oble, 1984, pp. 345-346). Et c’est à juste titre que Hampâte Ba a écrit:

«Dans la mentalité africaine, parts successorales égalent rupture de l’unité fondamentale des biens et par conséquent de la famille. Or la famille africaine est une communauté indivise commandée par un chef-gérant. Tous ceux qui sont issus d’un même père sont comme les abeilles d’une même ruche ou comme dans un consortium. Tout le monde travaille pour la prospérité du groupe. La vie y est impersonnelle» (Ba, 1962, p. 109).

Et c’est pourquoi, au tournant du siècle, les administrateurs coloniaux amenés à mettre par écrit les coutumes des peuples Akan, ont compris qu’ils ne comprendraient rien s’ils ne cherchaient pas à comprendre la religion de ces peuples, et notamment leurs liens avec les ancêtres. François-Joseph Clozel fait remarquer:

«Nous nous trouvons donc en présence de peuples ayant une organisation sociale propre, si rudimentaire qu’elle soit demeurée sur certains points. Et nous devons tout d’abord, pour l’apprécier sainement, nous placer, ainsi que l’écrit un auteur que j’ai déjà souvent cité, à un point de vue purement scientifique. Nous devrons par conséquent perdre la "mauvaise habitude, quand nous étudions un peuple nègre, ou simplement d’une façon plus générale, un peuple étranger, de le comparer implicitement à nous-mêmes et de le juger en nous plaçant à un point de vue purement subjectif, c’est-à-dire à un point de vue éminemment faux. Ou bien encore nous avons en nous une idée préconçue, un système à défendre, et nous cherchons à faire servir l’étude à laquelle nous nous livrons à la défense de ce système» (Clozel et Villamur, 1902, p. 68).

Maurice Delafosse, quant à lui, n’aura de cesse d’étudier les langues, les mœurs et la religion des peuples de la colonie et, plus largement, de l’AOF.2

III. LA GESTION DE L’HÉRITAGE

Dans la gestion des biens de l’héritage, l’héritier a des droits, toutefois il n’a pas la qualité de propriétaire. Aussi est-il tenu de recevoir les enfants et la femme du défunt.

1. Les droits de l’héritier

Quels sont les droits qui sont reconnus par la tradition à l’héritier face à la masse successorale qui lui a été transmise? En est-il le propriétaire? (Oble, 1984, p. 349). On pourrait assimiler cet héritier à un fiduciaire, or dans la réalité, il s’en éloigne véritablement.

A) Absence de propriété de l’héritier sur les biens hérités

Selon l’article 544 du Code civil, la propriété est «le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue […]». De cette disposition il ressort que le droit de propriété comprend le droit d’user, c’est l’usus, le droit d’en percevoir les fruits, c’est le fructus, et le droit d’en disposer, c’est l’abusus.3 On peut trouver dans la jouissance, la traduction de la dimension première de la propriété qui est l’avoir, autrement dit le rapport d’exclusivité. L’exclusivité protège le propriétaire contre les tiers. Le rapport privatif qu’elle établit confère à la personne à laquelle le bien appartient un pouvoir d’exclure. Grâce à cette prérogative, le propriétaire peut en toute liberté, et sans autres limites que celles résultant de la loi, retirer les utilités de la chose, lesquelles apparaissent, par suite, comme des avantages consécutifs à l’exclusivité (Zenati et Revêt, 1997, p. 117). La propriété fait qu’un bien se trouve sous le pouvoir d’une personne déterminée et échappe au pouvoir de toute autre personne. Sous cet aspect, la propriété doit davantage être analysée comme un rapport entre sujets qu’un rapport entre une personne et une chose. Le propriétaire est une personne qui a le droit de soustraire une chose à la communauté, c’est-à-dire d’interdire à autrui d’établir une relation avec son bien. Ce pouvoir est un pouvoir de volonté qui, par conséquent, n’est que virtuel. Son exercice permet au propriétaire d’autoriser, de réglementer ou d’interdire les relations d’autrui avec sa chose. La loi assure sa protection et l’assortit de sanctions (Zenati et Revêt, 1997, p. 118).

Ainsi, la propriété, selon la conception française moderne, sort des entrailles de la communauté. Elle suppose que des personnes puissent revendiquer la division d’un espace non approprié ou commun. Ce mécanisme se rencontre lorsque plusieurs personnes se trouvent en commun propriétaires d’un même bien. Cette situation est anormale au regard de la propriété, car les coindivisaires peuvent exercer un rapport privatif à l’égard des tiers sans que ce rapport puisse s’établir entre eux. Seule une division de la chose est propre à assurer l’exercice de la propriété dans sa plénitude (Zenati et Revêt, 1997, p. 118).

Or, dans les sociétés traditionnelles africaines comme celle des Akan, si certaines prérogatives reconnus à l’héritier ont pu faire penser qu’il pouvait exercer sur les biens héréditaires des droits qui pourraient être ceux d’un propriétaire, il ne s’agit que d’une apparence, car manque l’élément le plus important : l’abusus (Oble, 1984, p. 349). En droit français, le droit de propriété comprend le droit d’aliéner; les hommes maîtres de leurs biens peuvent transférer en tout ou partie le droit qu’ils ont. Et le droit de tester est impliqué par suite dans le droit de propriété. Dans le testament il faut sans doute distinguer le fond et la forme. Le droit civil peut régler arbitrairement la forme du testament comme il règle la forme des autres actes, mais il n’en est pas de même pour le fond, car le droit de propriété une fois établi, le droit de tester est un droit naturel. On peut en effet aliéner son bien d’une manière pure et simple ou sous condition, d’une manière irrévocable ou d’une manière révocable, on peut même retenir la jouissance de ce qu’on aliène. Or, le testament est une aliénation que l’individu a faite pour le temps qui suivra sa mort, en se réservant cependant avec la possession et la jouissance, le pouvoir de révoquer l’aliénation et de disposer autrement de ses biens avant son décès.4 Le propriétaire, conserve donc éternellement son droit sur ce qu’il a acquis; la mort ne lui permet de jouir de ses biens que pendant quelques années, mais il désigne l’individu qui prendra sa place et exercera son droit pour lui. L’héritier jouira des biens de la succession en tant que représentant ou mandataire; selon cette conception, de même que les hommes doivent respecter le droit du propriétaire, de même ils doivent respecter le droit des héritiers, car les deux droits sont identiques, ou plus exactement l’un n’est que la suite de l’autre (Vallier, 1902, p. 150).

Dans les traditions Akan, l’héritier coutumier a en sa possession les biens héréditaires, il peut en user, il peut même en percevoir les fruits. C’est le cas des récoltes qui proviennent des plantations dont il a hérité. Il peut porter les pagnes et les bijoux qui lui sont confiés. Ces prérogatives sont en outre la contrepartie des multiples obligations qui lui incombent. Étant devenu chef de lignage, l’acquisition des fruits résultant des biens héréditaires lui permettra de satisfaire ses besoins et d’assurer ainsi le rayonnement de tout le groupe. Mais la possibilité d’user des biens héréditaires est également reconnue à tous les membres du lignage, seulement obliger d’en demander l’autorisation à l’héritier, tandis que celui-ci n’a de permission à demander à personne parce qu’il possède les biens (Oble, 1984, p. 350).

L’exemple le plus marquant de l’usage des biens héréditaires est donné par les droits sur la terre. En effet, ces droits ont certains caractères spécifiques qui se retrouvent à travers toutes les coutumes en Afrique occidentale. Ces traits particuliers tiennent au fait que la terre, selon les systèmes juridiques traditionnels, n’est pas susceptible d’appropriation privée individuelle. Elle est essentiellement le bien d’une collectivité donnée et les membres de celle-ci y exercent des droits égaux. Il en résulte que les relations juridiques naissant de son exploitation ne mettent pas en présence des individus isolés, mais des groupes. Ainsi la défense d’une partie de ce bien collectif contre les prétentions venant d’éléments extérieurs à la communauté n’est pas le fait d’un individu, mais de cette communauté tout entière (Kouassigan, 1966, p. 53). Chaque individu qui se voit attribuer une parcelle de la terre est tenu d’en user conformément aux intérêts supérieurs de la collectivité. La limitation de ses droits est la meilleure garantie de la conservation du bien au sein de la communauté. Ainsi, il ne lui est pas permis de disposer du lot qu’il détient, le titre d’utilisation de la terre étant le même pour tous. La terre est un bien collectif sur lequel s’exercent des droits individuels. Mais ceux-ci concernent ses utilités et non la terre elle-même (Kouassigan, 1966, p. 53).

C’est pourquoi les chefs de famille ne sont pas propriétaires des terres soumises à leur autorité, mais simplement gérants. De ce fait, ils n’ont pas plus de droit de les aliéner que les simples individus membres de la famille (Kouassigan, 1966, p. 84). Certains faits qui se sont produits au début de la colonisation européenne en Afrique occidentale nous permettent d’illustrer cet état de choses. Pierre Dareste rapporte qu’en 1895, le Bour Sine, chef des provinces Sérère déclarait que «la presque totalité du sol appartenait à des familles Sérère et que sa situation de souverain ne lui permettait pas plus d’en disposer qu’elle ne lui permettait de disposer des terres de sa propre famille, même de celles dont il avait la jouissance. Si nos pères ne nous avaient pas conservé la terre du Siné, nous n’aurions plus les moyens de faire nos cultures et nous aurions dû abandonner notre pays. Nous devons la transmettre à nos enfants...» (Kouassigan, 1966, p. 84). Ce même auteur rapporte:

«En Guinée, lorsque Konakry devint siège du gouvernement, le gouverneur Ballay négocia avec le chef de Koloum, Bale Siaka, pour faire transformer les contrats de location consentis par lui à divers négociants français en contrats de vente définitive. En dépit de ses efforts et malgré l’offre d’une somme considérable, il échoua. Bale Siaka opposa un refus en déclarant que les terrains en question ne lui appartenaient pas, que sa situation de chef ne lui permettait pas d’en disposer et qu’il préférait la mort plutôt que de consentir à un acte qui déshonorerait sa mémoire» (Dareste, 1908, II, p. 10).

Dès lors, les chefs eux-mêmes ne se considèrent pas comme propriétaires des terres. Les droits qui portent sur celles-ci sont les mêmes pour tout le monde, et l’inaliénabilité est un principe absolu et constant qui se retrouve à travers toutes les coutumes (Kouassigan, 1966, p. 84). «À mon sens, la terre appartient à une grande famille dont beaucoup de membres sont morts, quelques-uns sont vivants, et dont le plus grand nombre est encore à naître» (Olawalé, 1961, p. 183). Cette réflexion, faite par un chef nigérien en 1912 devant le West African Lands Committee, traduit bien le caractère familial des droits qui s’exercent sur la terre. Le chef de la famille, en tant que continuateur du fondateur du groupement familial, est représentant de celui-ci vis-à-vis de l’extérieur. En général, il est le plus âgé de la génération la plus ancienne de la grande famille. En fait, il n’est pas rare de voir à la tête de celle-ci un jeune, jugé plus capable de commander, de maintenir l’ordre et la cohésion et d’administrer les biens collectifs. Il est alors choisi par les autres chefs de ménages et contrôlé par le conseil de famille. Le chef gère le bien familial considéré comme un dépôt sacré, comprenant l’héritage laissé par les ancêtres, les acquisitions faites par ceux qui vivent avec lui, car les nouvelles terres acquises sur la forêt s’incorporent au patrimoine déjà existant. Et le contrôle dont il fait l’objet ne l’empêche pas de jouir d’une autorité considérable, condition de la cohésion, et qui s’explique par l’état d’esprit qui règne dans la collectivité familiale. On se soumet d’abord volontiers à son autorité à cause de son âge et de l’expérience qu’il a des choses de la famille. Ensuite il est le prêtre de la famille, et de ce fait veille à ce que les conduites individuelles ne s’écartent pas du culte familial et des interdits qui en découlent. Les liens de sang qui unissent les différents membres de la famille entre eux et les manifestations concrètes de l’autorité du chef en tant que représentant des ancêtres fondateurs du groupement familial, à qui les coutumes exigent généralement que l’on rende des cultes particuliers, font que «c’est au sein du lignage que le degré de cohésion était autrefois le plus fort et que les tendances individualistes étaient les moins marquées» (Lombard, 1959).

Ainsi, l’héritier a l’usus, le fructus, pas l’abusus. En effet, l’héritier ne peut pas vendre la terre qu’il a reçue en héritage, elle est frappée d’inaliénabilité. Il ne peut pas non plus vendre les autres biens (pagnes, or, …). Il est tenu de les conserver et de faire un apport personnel à la masse. L’héritier ne peut donc, comme pourrait le faire un propriétaire, aliéner les biens héréditaires (Oble, 1984, p. 350).

Toutefois, il faut souligner que les droits coutumiers français réglementaient les choses de la même façon. Les coutumes de Normandie et de Lille interdisaient toute aliénation des biens familiaux, surtout les immeubles. L’aliénation de l’immeuble ouvrait en effet entre la famille et l’individu un conflit que les actes des XI. et XII. siècles essayaient de résoudre; la solution la plus courante était fournie par l’institution de la laudatioparentum: les parents intervenaient à la vente pour l’approuver. Il s’agissait au XI. siècle de tous les parents, proches ou lointains; au XII. siècle, le seul consentement des successibles immédiats paraît avoir été requis. Faute de laudatio, les parents étaient fondés à attaquer la vente ou la donation; le plus souvent, des transactions intervenaient, qui ont été conservées dans les cartulaires: les donataires, le plus souvent des moines, acceptaient d’indemniser le réclamant pour garder le bien. Dès le XII. siècle dans l’Ouest, notamment à Anjou et en Poitou, la pratique de l’offre au «proisme» était courante: le bien devait être offert au plus proche parent et ce n’est que s’il refusait d’acheter, que la vente devenait possible (Ourliac et Gazzaniga, 1985, p. 212).

B) L’héritier, un fiduciaire?

Si les droits que les sociétés traditionnelles accordent à l’héritier ne peuvent s’analyser en droit de propriété, ne peut-on pas considérer l’héritier coutumier comme un fiduciaire? Des auteurs l’ont soutenu, mais à tort, semble-t-il.

La propriété fiduciaire consiste à aliéner un bien à charge, pour l’acquéreur, de le rétrocéder à son auteur ou à un tiers. L’acquéreur est donc investi de la confiance du propriétaire initial qui accepte de se dépouiller à son profit. C’est sur ce sentiment de confiance que reposait l’institution romaine de la fiducia, ancêtre du dépôt et du gage, conçue à une époque où la remise de la possession ne se concevait pas sans le transfert de propriété. L’acquéreur ou fiduciaire, devait à terme restituer la chose à l’ami qui la lui avait confiée (fiducia cum amico) ou au créancier qui la lui avait donnée à titre de garantie (fiducia cum creditore) (Macqueron, 1971, pp. 86 s.). Bien que le mécanisme n’ait pas été conceptualisé comme tel, il y avait déjà là une forme embryonnaire de propriété affectée. Mais la plena in re potestas qu’était la propriété romaine n’était pas prise en défaut par elle. Le fiduciaire n’était tenu que d’une obligation personnelle de restitution, par suite inopposable aux tiers acquéreurs de la chose fiduciée (Zenati et Revet, 1997, pp. 147-148). Une forme plus élaborée de propriété affectée a été conçue par la common law. Le trust est une aliénation aux fins de gestion et de rétrocession de la chose à un tiers. L’acquéreur ou trustee, est un véritable administrateur et l’affectation de la propriété à la gestion est opposable aux tiers; le bénéficiaire peut revendiquer contre eux la chose en vertu d’un droit de propriété «équitable»; de même, les créanciers du trustee ne peuvent pas poursuivre la chose mise en trust, laquelle constitue, avec les dettes de l’administration, une manière de patrimoine d’affectation (Zenati et Revet, 1997, pp. 147-148).

L’assimilation de l’héritier coutumier à un fiduciaire s’appuie sur l’identité de but et d’obligation que l’on constate tant dans la substitution que dans les règles régissant le statut de l’héritier en pays Akan.

Au regard de l’identité de but, transparaît dans les deux cas, le désir de la conservation des biens dans la famille. L’ancêtre de la famille, pour assurer un grand éclat à son nom et la conservation de la richesse dans sa famille, substituait toute sorte de bien au profit du fils aîné et ainsi de suite. Le dernier bénéficiaire faisait toujours de même, et, en vertu de ces dispositions, les biens étaient frappés d’une inaliénabilité perpétuelle. Ce sont aussi les mêmes charges qui incombent au fiduciaire et à l’hériter coutumier. Ils sont tenus de conserver le bien et de le rendre à une autre personne. Ces charges limitent les pouvoirs qu’ils peuvent avoir à exercer sur ce bien (J. Oble, 1984, p. 351). Les biens de la famille doivent rester dans la famille, car le prestige et le respect que les autres familles ont d’une famille, dépendent des richesses de la famille concernée. Maurice Delafosse le soulignait déjà en 1901, à propos des Baoulé:

«Le respect de la richesse et le mépris de la pauvreté découlent naturellement de l’avarice et de l’amour de la propriété. Aussi dans le Baoulé, les mots "homme riche", "notable", "chef", sont synonymes, et il suffit que l’on entende dire de quelqu’un qu’il est riche pour qu’on ait pour lui la grande considération» (Delafosse, 1901b, p. 21).

Pour Delafosse, le respect que les Baoulé ont pour les Blancs ne vient pas, comme on le dit généralement, de ce qu’ils nous considèrent comme des êtres d’une race supérieure: il provient uniquement, ou tout au moins surtout, de ce que les Blancs possèdent ou ont avec eux un grand nombre d’objets qui, aux yeux des indigènes, ont une valeur considérable:

« On nous respecte, non pas parce qu’on nous craint ou parce qu’on nous admire, mais simplement parce qu’on nous trouve ou nous croit plus riches que les plus riches d’entre les indigènes. C’est là en tout cas le phénomène général, car il est bien entendu qu’un Européen, pris en particulier, peut gagner le respect des indigènes par l’énergie qu’il a su déployer ou l’habilité qu’il a montrée. Par contre, le pauvre est impitoyablement méprisé» (Delafosse, 1901b, p. 21).

Concernant les pouvoirs reconnus au fiduciaire et à l’héritier, ils ont tous les deux droit aux fruits des biens qui sont en leur possession, biens qu’ils sont tenus de gérer et administrer en «bon père de famille».

Au regard des obligations, l’héritier et le fiduciaire ont l’obligation de conserver les biens et l’interdiction d’en disposer. L’héritier coutumier, nous l’avons vu n’est pas un propriétaire. Il n’a pas le droit d’aliéner les biens héréditaires, à moins qu’il n’obtienne l’assentiment des autres membres du lignage. De même, le fiduciaire ne peut aliéner les biens compris dans le fidéicommis que pour payer les dettes du disposant (Zisu, 1893, p. 31). Il faut souligner tout de suite que la possibilité d’user des biens héréditaires est également reconnue à tous les membres du lignage; toutefois, ils sont obligés d’en demander l’autorisation à l’héritier tandis que celui-ci n’a de permission à demander à personne, parce qu’il possède les biens et parce qu’il est le gardien de ces biens. En d’autres mots, les pouvoirs tant de l’héritier que du fiduciaire sont assez limités sur les biens reçus. De plus le fiduciaire et l’héritier sont tenus de rendre à une autre personne les biens objets du fidéicommis ou provenant de la succession à leur décès. En effet, dans les traditions Akan, «ce qui a été reçu comme héritage, doit être absolument transmis comme tel». L’héritier est plus qu’un gardien, car le bien reçu en héritage doit être transmis avec une plus value; malheur à l’héritier indigne qui, non seulement, a réduit la valeur du bien reçu, mais l’a dilapidé. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’héritier doit être un digne fils de la famille. Un fils sur lequel ne pèse aucun doute quant à son appartenance à la lignée. En effet, chez les Akan, le système matrilinéaire qui est suivi pour la transmission de l’héritage se fonde sur l’appartenance au lignage. Ils estiment que l’héritier de «sang pur» ne peut avoir un comportement indigne quant à la conservation du patrimoine familial. Il craint la malédiction qui pèserait sur le gaspillage des biens de la famille. Il est conscient de ses obligations et de ses charges familiales. Il est réellement avare, car il ne désire pas acquérir de l’or ou des biens pour en tirer vanité, ni pour se procurer des liqueurs enivrantes, comme certains peuples de la côte, ni pour se procurer des femmes, des esclaves, de beaux vêtements ou pour festoyer, comme certaines tribus du Soudan. Le Baoulé amasse pour amasser, et dépense très peu (Delafosse, 1901b, p. 21).

Même si l’héritier et le fiduciaire partagent des traits communs, au regard des buts et des obligations, les assimiler l’un à l’autre est une erreur, du fait des différences relativement aux sources et à la nature du droit portant sur les dits biens. S’agissant de la différence de source, alors que le fiduciaire acquiert ses droits et obligations de par la volonté du disposant, l’héritier les tire de la coutume. Dans un cas il s’agit d’une libéralité qui peut être acceptée ou non par le gratifié ; dans l’autre il s’agit d’un droit héréditaire auquel l’héritier ne peut en principe renoncer. Ainsi, le fiduciaire est-il tenu de respecter les obligations que lui impose le disposant que parce qu’il le désire tandis que le respect de ces obligations s’impose à l’héritier. Enfin, le fiduciaire est propriétaire des biens qui font l’objet du fidéicommis. C’est une libéralité qui lui est faite malgré l’absence de droit de disposition, c’est en quelque sorte une propriété inaliénable. « Le donateur ou testateur donne ou lègue ses biens à deux personnes différentes, non pour qu’elles se les partagent, ni sous la condition que si l’une d’elles ne veut ou ne peu prendre, l’autre les ait exclusivement, mais pour qu’une d’elles les ait après la mort de l’autre. Chacune tiendra les biens en propriété directement du donateur ou du testateur et non d’une libéralité de celui qui les a eux en premier lieu » (Zisu, 1893, p. 31). En revanche, un tel droit n’est pas reconnu à l’héritier coutumier ; bien qu’il possède les biens héréditaires, il n’en est pas propriétaire ; la propriété appartient à tout le lignage (Oble, 1984, p. 352). Aucun concept du droit moderne ne permet de désigner le statut véritable que les sociétés traditionnelles donnent à l’héritier.

Dès lors, il est clair que l’héritier coutumier n’est pas un fiduciaire. C’est un gérant des biens héréditaires. Il doit les administrer et les conserver afin de les transmettre, à son propre décès, à son successeur (Oble, 1984, p. 352).

2. Le statut des enfants et de la femme du défunt

Les traditions matrilinéaires refusent que les enfants du défunt soient reconnus comme des héritiers pour des raisons précises. Quant à la veuve, sa place serait auprès de l’héritier comme épouse.

A) La situation des enfants du défunt

Dans la famille étendue à filiation matrilinéaire, la parenté s’établit exclusivement en ligne maternelle (Delafosse, 1922b, p. 139). L’élément a priori prédominant n’est pas l’homme, mais la femme. C’est celle-ci qui donne le nom et la qualité de membre du groupement familial. C’est la famille étendue à filiation matrilinéaire que connaissent les Serère du Sénégal, ou les Akan de Côte d’Ivoire. Elle comprend la mère, ses sœurs et frères, ses oncles et tantes maternels, les cousins maternels. La prépondérance économique de l’homme a pour conséquence que la femme vient toujours résider dans la famille de l’homme. Celui-ci n’a pas pour autant des droits sur les enfants et ceux-ci après un certain âge rejoignent leur oncle maternel qui seul a autorité sur eux et a la responsabilité de leur éducation. C’est ce même système qui est à la base de l’organisation sociale des Ashanti (Fortes, 1953). Il est caractérisé par une triple relation qu’il convient de souligner: d’abord les relations entre la mère et le fils, puis entre le père et le fils, puis entre l’oncle maternel et le neveu (Kouassigan, 1966, pp. 62-63).

Le lien essentiel qui détermine le statut juridique de l’enfant ainsi que ses droits est celui qui le lie à sa mère. L’enfant est membre de la famille étendue de sa mère. C’est à l’intérieur de celle-ci qu’il reçoit son éducation. Ses actes n’engagent pas la responsabilité de son père, le géniteur, mais celle du chef de la famille à laquelle appartient sa mère. Aussi les Ashanti considèrent-ils le lien entre la mère et l’enfant comme une parenté morale absolument obligatoire5 cette conception des liens de l’enfant avec sa famille maternelle est partagée par les Akan. Dans certaines régions Ashanti, pour mieux marquer l’importance du lien maternel, la coutume exige que la naissance ait lieu dans la maison natale de la mère. Et ceci, selon Meyer Fortes, non seulement garantit que la mère est sous la protection des proches parents maternels, surtout de sa mère, mais encore assure, d’une manière tangible, la filiation linéaire et la citoyenneté. Les enfants naissent ainsi dans le milieu où la coutume les appelle à s’intégrer (Kouassigan, 1966, p. 63).

Cependant l’enfant n’ignore pas son père. L’absence de liens juridiques n’entraîne pas l’interdiction des liens affectifs. Bien au contraire, dans les sociétés qui ne connaissent que la filiation juridique matrilinéaire, la paternité joue un rôle de prestige considérable. Un certain déshonneur s’attache aux naissances irrégulières (Kouassigan, 1966, p. 63).

Mais, s’agissant de la succession héréditaire, les coutumes matrilinéaires excluent les enfants systématiquement de la succession en ce qui concerne les biens personnels de leur auteur. Or la règle dans les sociétés patrilinéaires, est d’accorder aux enfants une vocation successorale conditionnelle. Ils n’arrivent à la succession qu’en l’absence de «frère» du défunt. Pourquoi les enfants d’un défunt ont-ils cette condition?

Dans le système matrilinéaire, l’exclusion des enfants du défunt n’est effective que pour une catégorie de biens: les biens lignagers. Mais, pour les biens personnels du défunt, la vocation successorale des enfants est en principe certaine (Oble, 1984, p. 131). Les biens lignagers sont des biens qui ont été acquis par le travail de tous les membres du lignage. Entrent également dans cette catégorie les richesses et trésors qui proviennent d’héritage successifs, c’est-à-dire des biens qui ont été transmis d’une génération à une autre. Ce patrimoine lignager est souvent constitué par les terres, l’or, les pagnes, les objets rituels, etc. Ces biens sont la propriété de tous les membres du lignage; aussi personne ne peut-il se les approprier. A telle enseigne que l’héritier qui sera désigné, le frère utérin ou le neveu fils de la sœur du défunt, n’aura que l’administration de ces biens. Il ne pourra en disposer qu’avec l’accord des autres membres du lignage et seulement dans l’intérêt du groupe. Il est de plus tenu de faire un apport à la masse qui lui a été confiée, ce qui veut dire qu’il ne doit pas dilapider ces biens et qu’il est au contraire obligé de les faire fructifier. Si sa mauvaise gestion venait à être constatée, l’administration de ces biens lui serait purement et simplement retirée pour être attribuée à son cadet immédiat qui ne peut être que son frère ou son neveu (Oble, 1984, p. 131).

L’absence de droit successoral du fils sur les biens lignagers résulte de ce que ce dernier ne fait pas partie du lignage de son père. En fait, la parenté dans les sociétés traditionnelles africaines, est le plus souvent à domination unilinéaire. C’est-à-dire que l’enfant est rattaché soit à la lignée maternelle soit à la lignée paternelle. Ainsi, dans le système matrilinéaire, l’enfant appartenant au lignage maternel, il ne peut prétendre à aucune vocation successorale dans la succession de son père, il succédera plutôt à son oncle maternel (Oble, 1984, p. 132).

Tellier fait cette remarque à propos des Agni de l’Indénié:

«La parenté s’établit toujours par la ligne maternelle. Le neveu, fils de la sœur suivant immédiatement la mort, hérite des biens de son oncle et lui succède dans la direction du groupe familial. Les rapports entre l’oncle et le neveu sont très intimes, il y a généralement beaucoup de confiance de part et d’autre. Le neveu sait où est cachée la fortune de son oncle et ils se conseillent fréquemment» (Clozel et Villamur, 1902, p. 147).

Cartron témoigne d’une autre réalité chez les Agni du Sanwi:

«Après le père, c’est la sœur aînée qui est la plus considérée dans la famille, parce que ce sera le fils de la sœur aînée qui deviendra chef de famille après le père et non l’un de ses enfants. Les familles ne sont jamais très nombreuses, car les enfants n’héritant pas, forment des familles distinctes après la mort du père. Si le chef de famille meurt, c’est son neveu, le fils de la sœur aînée qui devient chef de la famille. Les Agni n’ont pas du tout confiance en leurs femmes, et ne sont jamais sûrs de leur paternité, c’est pourquoi leurs enfants n’héritent jamais d’eux. Et il est régulier que leur plus proche parent, au point de vue de la sûreté de l’alliance, soit le fils de leur sœur» (Clozel et Villamur, 1902, p. 172).

Chez les Abron, «la parenté s’établit par les deux tiges, mais au point de vue politique et successoral, la tige maternelle est la seule reconnue» (Clozel et Villamur, 1902, p. 191). Cependant, la non-appartenance de l’enfant au lignage de son père est la seule justification possible de l’exclusion des enfants à la succession de leur père. Il convient néanmoins de redire que la non-appartenance au lignage ne signifie pas l’absence de relations entre le père et ses enfants. Ce serait aller contre la nature des choses. La plupart du temps, c’est le père qui élève son enfant, ce dernier porte son nom et vit avec lui et c’est seulement au décès de son oncle qu’il sera appelé à hériter dans le lignage maternel (Oble, 1984, p. 133).

Dans l’Indénié, «les enfants naturels sont: les fils à la charge du père, les filles à la charge de la mère; mais le père doit cependant pourvoir à leur entretien. Les enfants adultérins sont considérés comme légitimes et restent chez leur mère jusqu’à ce qu’ils aient atteint sept ou huit ans, époque à laquelle le père reprend les fils; les filles restent avec leur mère. Le père et la mère doivent à leurs enfants la nourriture et les vêtements. Ils sont responsables des dettes que leurs enfants peuvent contracter. Ils doivent donner à leur fils désirant se marier la somme nécessaire pour la dot. Les parents ont le droit de correction. Ils peuvent même donner leurs enfants en garantie de leurs dettes. La personne à qui l’enfant est donné en gage lui doit la nourriture et les vêtements. La durée de cette captivité est illimitée, et il n’est par rare de voir des vieillards qui ont été donnés tout jeunes comme garantie. Ils ont grandi, se sont mariés et s’accommodent de cette situation» (Clozel et Villamur, 1902, pp. 152-153).

Dans le Sanwi, les enfants nés d’union régulières sont seuls considérés comme légitimes. Chez les Abron, le père est le maître absolu de ses enfants pendant toute son existence. Il peut les mettre en garantie, à l’exception de celui que la coutume donne aux parents de sa femme, et il peut exercer ce droit même quand ils sont mariés. Il ne peut cependant pas mettre en garantie l’épouse de son fils. Le devoir du père est de nourrir ses enfants et les habiller jusqu’au moment de leur mariage. À ce moment, il leur fait don d’une certaine somme d’argent, pour faire du commence. La coutume ne l’autorise pas à les maltraiter (Clozel et Villamur, 1902, p. 201).

Cependant, les enfants du défunt ont une vocation successorale certaine quant aux biens personnels ayant appartenu à leur auteur. Par biens personnels, il faut entendre tous les biens que le défunt a acquis par son propre travail. Ce sont sa maison, ses effets vestimentaires, ses outils de travail. De même que les biens vont aux filles lorsque la mère décède, ils iront aux fils lorsque le père viendra à mourir (Boutillier, 1960, p. 117). En effet, en droit coutumier africain, l’individu n’est pas plus un aliénijuris au service d’un pater familias qu’un simple instrument entre les mains du groupe auquel il appartient. Il a des droits propres qui tiennent à sa qualité de membre d’une communauté et les charges qui pèsent sur lui traduisent sa position sociale et ne sont pas des obligations de nature contractuelle. Ainsi, à l’intérieur de sa communauté dont le statut juridique détermine le sien, il dispose d’un patrimoine propre. Il a, sur les terres de son groupement familial, comme un droit d’usage dont l’exercice lui fait acquérir des droits nouveaux (Kouassigan, 1966, p. 170). «Les Noirs, écrit Delafosse, ont de la propriété une conception analogue à la nôtre. Mais l’idée spéciale qu’ils se font de l’origine de la propriété, corroborée par les croyances religieuses, fait qu’ils n’admettent pas que des droits de propriété réelle puissent s’acquérir ni s’exercer sur le sol. Seul le travail justifie la propriété, un travail créateur...» (Delafosse, 1925, p. 96). Si, dans la conception africaine, la terre n’est pas susceptible d’appropriation privée au profit d’un individu, ou même d’un groupe, parce que, n’étant pas le fruit d’un travail, elle s’appartient à elle-même et non à une personne, il n’en est pas de même des cultures. Comme l’a souligné Delafosse, en droit coutumier africain, le véritable droit de propriété ne peut naître que d’un travail effectif. Il suppose que la chose qui fait l’objet d’appropriation privée, collective ou individuelle, ne peut exister sans le travail. Dès lors, si les terres sur lesquelles s’exercent des droits individuels ne deviennent pas la propriété de ceux qui les cultivent, les cultures pratiquées appartiennent exclusivement à leurs auteurs. Le droit de ceux-ci, exclusif et absolu, est consacré par la coutume; toute violation de ce droit par un autre entraîne des sanctions. L’auteur de ces cultures a sur elles un droit de disposition générale et absolue. Il peut les vendre, les donner et à sa mort, elles vont tout naturellement à ses héritiers par la dévolution successorale (Kouassigan, 1966, p. 172).

Mais les héritiers dont-il s’agit ici, peuvent être les héritiers coutumiers ou les enfants du défunt. C’est la seulement possibilité que le système matrilinéaire Akan offre à l’enfant du défunt pour recevoir un héritage de son père. Les biens en question sont le fruit du travail personnel de leur père. Car sur cette catégorie de biens, le droit de propriété du père est incontestable. Ces biens se distinguent des biens du lignage qui eux sont transmis entièrement à l’héritier coutumier.

Toutefois, une difficulté pourrait se présenter si le père défunt avait déjà hérité de biens lignagers. Dans ce cas, il doit avant son décès dire expressément et devant témoins que ses biens personnels iront à ses enfants. Cette déclaration expresse qui est exigé du défunt a pour but de lever toute équivoque sur le caractère propre des biens qu’il désire transmettre à ses enfants. Car comme le défunt a déjà hérité des biens lignagers, il pèse sur tous les biens qui sont en sa possession, une présomption de communauté, tous ces biens sont présumés appartenir au lignage. Il appartient donc au défunt qui veut soustraire un bien de cette masse de rapporter la preuve du caractère propre de ce bien (Oble, 1984, pp. 133-134).

Une autre situation non enviable et très complexe est celle de la veuve. En effet, dans la plupart des coutumes notamment chez les Akan, la femme «fait partie de l’héritage» qui est transmis à l’héritier coutumier.

B) Le sort de la femme du défunt

Dans toutes les traditions africaines concernant le mariage, «le mari doit nourrir, loger et vêtir sa femme et pouvoir à ses besoins. Il lui doit de plus les devoirs conjugaux: s’il a plusieurs femmes, il doit faire partager sa couche à chacune d’entre elles à tour de rôle, sauf le cas de grossesse ou de maladie, et sans manifester de préférence trop grande pour les femmes plus jeunes ou plus récemment épousées. De son côté, la femme doit veiller à l’entretien de la maison et des enfants, à la préparation de la nourriture. Elle doit partager la couche du mari quand elle y est invitée. Elle ne peut s’absenter du toit conjugal sans l’autorisation du mari» (Clozel et Villamur, 1902, p. 102).

Cependant après le décès du mari, les choses changent radicalement. C’est l’héritier qui est immédiatement propriétaire des biens du défunt. Toutefois, ce n’est que lorsque le deuil sera terminé, qu’il prendre possession de son héritage qui, jusqu’à cette date est gardé par les serviteurs du défunt ou les siens. Et dans le système matrilinéaire, la seule qualité requise pour pouvoir hériter est d’être fils de la plus proche sœur utérine du défunt. Les administrateurs coloniaux font remarquer que «les femmes du défunt n’ont pas le droit d’hériter, le conjoint également est exclu de la succession. C’est le neveu seul qui a le droit de disposer de la fortune, des épouses, des serviteurs, de tout, en un mot, ce qui appartenait à son oncle. Il peut faire un cadeau au conjoint survivant, aux frères et sœurs et aux enfants du défunt, mais la valeur de ce don n’est pas fixée et est laissée à sa libre volonté (Clozel et Villamur, 1902, p. 155). Pour les épouses du défunt, elles sont de droit ses femmes» (Clozel et Villamur, 1902, p. 155). En pays Abron, «tous les biens immobiliers, ainsi que les femmes et les enfants du défunt, lui sont remis. Mais ce n’est que le lendemain, et sur sa demande, qu’on lui donne les biens mobiliers» (Clozel et Villamur, 1902, p. 217).

Il est clair que dans plusieurs sociétés africaines, les coutumes disposent que la veuve est remise à l’héritier pour qu’il en fasse sa femme. C’est la pratique du lévirat qui est très répondue en Afrique noire. La règle veut que la veuve Bassari6 soit «héritée» par un parent de son mari: le plus souvent frère cadet ou aîné, fréquemment aussi neveu utérin (ayu: fils de la sœur du mari). C’est le lévirat: mariage avec un homme d’une famille ayant déjà payé une compensation matrimoniale lors du mariage avec le mari défunt et qui n’aura donc pas à en fournir une nouvelle. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un nouveau mariage, mais plutôt de la poursuite du mariage précédent. Toute femme mariée est consciente du lévirat. L’épouse d’un homme vivant considère les frères de son mari comme ses maris possibles: elle peut les appeler ainsi et l’adultère avec le frère du mari (le beau-frère) n’est pas considéré avec la même sévérité que l’adultère en général. Les sœurs du mari sont aussi les «maris» de la femme: parfois la jeune femme appelle «mon mari» la sœur de son mari (sa belle-sœur) et une veuve récente peut habiter chez la sœur de son mari défunt alors qu’elle ne peut pas retourner chez son père (Gessain et Desgrées Du Loû, 1998, p. 228).

Cette réalité rencontrée chez les Bassari du Sénégal est tout comparable en tous points avec ce que vivent les sociétés Akan de Côte d’Ivoire. En effet, la veuve peut être amenée à demeurer dans le lignage de son mari parce qu’elle le désire ou parce qu’elle y est contrainte. La décision de rester dans le lignage de son mari peut intervenir librement. Soit parce qu’elle a toujours été bien traitée par les membres de ce lignage, son maintien parmi eux serait alors une marque de reconnaissance, de gratitude envers ceux-ci. Soit parce qu’elle a beaucoup d’enfants dont certains sont en bas âge et qu’elle trouverait difficilement à se remarier dans un autre lignage. Mais, quelles que soient les raisons qui la poussent à demeurer dans ce lignage, les membres de son lignage d’origine doivent entériner cette décision pour qu’elle puisse produire tous ses effets (Oble, 1984, p. 184).

En Afrique, le lévirat trouve son fondement dans plusieurs considérations, notamment dans la conception que les Africains ont du mariage. En effet, le mariage dans les sociétés africaines n’est pas une convention entre deux individus: il engage deux lignages. Dans le mariage africain, les personnalités en jeu semblent mal fixées. Cette imprécision se révèle dans presque toutes les coutumes: des mariages sont décidés sans que l’on sache au juste quels seront les époux. Ici, des fiançailles sont nouées avant la naissance des fiancés. Là, le remplacement des époux est assuré si l’un d’eux vient à mourir: la famille de la femme donne au veuf une remplaçante ou bien l’héritier du de cujus devient l’époux des veuves. Le système du mariage par échange est caractéristique de cette imprécision dans le choix des époux, puisque le groupe qui reçoit une femme doit en donner une autre sans que la personnalité des maris, ni celle des femmes, semble avoir une bien grande importance. Le langage même traduit parfois cette imprécision. Les femmes de langue Ewondo (Yaoundé, Cameroun) disent ordinairement «Je suis mariée chez les Étenga», et non «j’ai épousé un tel» (Binet, 1959, p. 24).

Le mariage unit un homme et une femme, mais les intéressés ne sont pas les seuls à donner leur consentement pour nouer ce contrat. A voir les choses de l’extérieur, le rôle des familles paraît même prédominant. La plupart des descriptions nous montrent le père du jeune homme cherchant une fiancée pour son fils et entreprenant les démarches pour arranger le mariage. Il est reçu par le père de la fille et se met d’accord avec lui. La mère est généralement consultée et son accord est marqué par les présents qu’elle reçoit. Mais bien d’autres consentements doivent être réunis: celui du patriarche, celui de l’oncle maternel parmi les peuples où l’organisation matrilinéaire est encore marquée; parfois, tous les habitants, tous les camarades d’âge doivent donner leur assentiment. Et les cadeaux qui leur sont faits peuvent être interprétés soit comme un argument destiné à les convaincre, soit, puisqu’ils sont acceptés, comme le signe du consentement. L’intervention d’un «allié de clan» est peut-être particulièrement révélatrice, puisqu’elle montre la part prise dans les négociations non seulement par la parenté directe, mais par tous les alliés de la parenté à plaisanterie (Binet, 1959, pp. 30-31). Le mariage étant donc une convention entre les lignages, les communautés, le décès de l’un des époux ne doit pas défaire l’union. Ainsi, la meilleure façon de la perpétuer, c’est de remplacer son frère dans son rôle d’époux (Oble, 1984, p. 185).

Toutefois un autre argument peut être soulevé; le mariage dans des sociétés traditionnelles africaines, était une union voulue par la communauté des vivants et des défunts. La crainte de la vengeance mortelle du défunt contre la communauté si ses veuves et sa progéniture étaient négligés, conditionnait l’observance du lévirat. Le lévirat était donc perçu comme un droit pour la veuve et ses enfants de jouir de la protection de la famille. La famille trouve en cela un devoir, même si la veuve faisait face à des difficultés d’ordre affectif. De même, son statut n’était plus aussi reconnu qu’avant (Toungakouagou Sama, s.d., p. 117).

De plus, la conception que l’Akan a des successions est telle qu’il ne peut y avoir succession aux biens du défunt sans succession à ses charges, à ses responsabilités d’époux et de père. C’est donc à celui à qui sont dévolus les biens du défunt que revient le devoir d’entretenir la veuve de ce dernier: puisqu’il est le continuateur du défunt, il se substitue à lui dans son rôle d’époux et de père. Cette institution doit être comprise comme une institution de sauvegarde de la veuve et des orphelins (Oble, 1984, p. 186). En ce qui concerne la veuve, les sociétés traditionnelles estiment que la femme, avec le décès de son mari, devient malheureuse et est abandonnée. Il appartient donc à l’héritier de lui venir en aide et de la protéger en la prenant pour femme. Quant à la veuve qui est très âgée, qui n’est plus en âge de se marier, le lévirat lui permettra de demeurer dans le lignage de son mari jusqu’à la fin de ses jours. Dans ce cas, elle entretiendra avec les parents de son mari des rapports fraternels (Oble, 1984, p. 186). Hampâte Ba l’affirme:

« Les femmes mariées sont un apport humain à l’accroissement de la famille. Elles viennent par voie de mariage. Elles doivent y demeurer par la force de l’héritage au sens «reprises en charge» du mot. L’héritage n’a pas dans ce cas une fin mercantile. Il est une garantie de conservation plutôt qu’une fugitive intention d’esclavage. Parfois, la femme héritée est une vieille impotente ou une malade incurable. Elle coûte donc plus qu’elle ne peut rapporter. Mais l’héritier en tant que chef de famille tiendra à elle, pour l’honneur et l’intégrité de son foyer» (Ba, 1962, p. 11).

A l’égard des enfants du défunt, le lévirat est aussi une institution de protection puisqu’en épousant la mère, le «frère» du défunt protège les enfants de ce dernier contre un beau-père étranger qui pourrait les maltraiter (Ba, 1962, p. 11). Les enfants continuent à vivre dans la famille de leur père. Ils pourront également bénéficier de l’héritage laissé par leur géniteur.

Cependant, il faut bien distinguer, avec A.R. Radcliffe-Brown, le «vrai» du «faux» lévirat. Le premier, celui qui est décrit dans la Bible, n’a existé que chez les Hébreux et en Inde; on ne le trouve aujourd’hui que parmi quelques populations, comme les Nuer ou les Zoulous en Afrique: lorsqu’un homme meurt et que sa femme n’a pas dépassé l’âge d’enfanter, le frère du mari doit cohabiter avec la veuve afin de lui donner des enfants. Dans le vrai lévirat, la veuve reste la femme du mort, le frère n’est que son substitut, et les enfants sont considérés comme les fils du défunt; il s’agit de perpétuer la lignée du mort et le culte des ancêtres lignagers. Dans le faux lévirat, qui est beaucoup plus répandu, il s’agit d’une espèce de mesure de secours mutuel entre frères et d’un moyen d’assurer la survie des veuves, trop vieilles souvent pour travailler; le frère alors hérite bien des femmes de son frère défunt (si elles y consentent), mais, si elles sont encore en âge d’enfanter, il sera le père légitime des enfants qu’elles lui donneront (Bastide, s.d.).

De la même façon, il existe un «vrai» et un «faux» sororat. Si une femme est stérile, elle doit obligatoirement fournir l’une de ses sœurs à son mari, et les enfants qui naîtront de cette sœur seront considérés comme les enfants de l’épouse elle-même. Cette coutume, que l’on trouve par exemple chez les Zoulous, constitue le vrai sororat. Mais on entend généralement par sororat la coutume qui consiste, lorsqu’une femme meurt et que le mari est apparu comme un homme travailleur et honnête aux yeux de sa belle-famille, à donner à cet homme, devenu veuf, l’une des sœurs de l’épouse prédécédée pour remplacer cette dernière. On estime, dans ce cas, que la sœur peut être pour les enfants déjà nés une bien meilleure marâtre qu’une femme étrangère (Bastide, s.d.).

Il faut noter que «le levir» ne peut être qu’un membre du lignage du défunt, en l’occurrence un «frère», de préférence le plus âgé, étant entendu que le mot «frère» doit être pris dans son sens classificatoire et désigner aussi bien le véritable frère que les cousins et neveux défunt. Ce «frère» doit être, en principe, le plus âgé; c’est l’application du principe de primogéniture (Oble, 1984, p. 186).

IV. CONCLUSION

Lorsque la Côte d’Ivoire est intégrée à l’empire colonial français en 1893, la métropole opte pour une politique dite «assimilationniste» qui impose le droit français dans ses colonies (Brunet-La Roche, 2013). En matière de successions, c’est donc le code civil français de 1804 qui devait s’appliquer, mais les administrateurs rapportent de nombreuses difficultés. Très vite, l’administration coloniale se met en quête des coutumes, sur la base de questionnaires dont les questions traduisent l’organisation, les principes et mécanismes du code civil, du code pénal et des codes de procédure. En 1912, les autorités françaises décident de consacrer le dualisme juridique dans toute l’AOF en maintenant les coutumes (Gbaguidi, 1998, p. 18). Aux citoyens français ou aux indigènes privilégiés bénéficiant de la citoyenneté, on applique le droit français. Aux autres, on applique le droit «traditionnel», autrement dit les coutumes locales (Kouassigan, 1974). En 1901, Clozel indique son cap:

«Ces coutumes locales doivent être connues pour qu’elles soient appliquées en toute connaissance de cause. C’est la raison pour laquelle l’administration coloniale poursuit sa politique de codification des coutumes en usage devant les juridictions indigènes» (Clozel et Villamur, 1902, p. VII).

Concernant les personnes, la famille, les biens, les obligations ou les successions, il apparaît que la bonne compréhension des règles nécessité la connaissance de la cosmogonie, de la sociologie, de l’anthropologie des peuples de Côte d’Ivoire, de toute l’AOF en général. Si l’on prend l’exemple du droit successoral, on constate que les biens de la succession sont dévolus à un seul héritier, parce que généralement les biens transmis sont des biens lignagers appartenant à tout le groupe familial. Ces biens sont le fruit du travail de plusieurs générations et transmis de génération en génération avec le souci de la conservation de la substance. La valeur de cette masse de biens doit s’accroitre au fur et à mesure des transmissions héréditaires, et non diminuer. Surtout, il convient que la gestion des biens lignagers, conformément au système matrilinéaire, revienne à un fils de la famille sur lequel ne pèse aucun doute vis-à-vis de l’appartenance au lignage. S’il n’est pas de «sang pur», il met en péril le lignage tout entier, car les ancêtres peuvent être fâchés. Or, cet héritier légitime, c’est le frère, ou le frère utérin, ou le neveu, c’est-à-dire l’enfant de la sœur, ou la sœur utérine. C’est ce dernier, qui au regard des coutumes, est légitime à recevoir la succession, parce que la succession concerne la fonction plus encore que les biens. Toutefois, ce dernier n’a pas plus de droit sur les biens hérités que les autres membres du lignage. Car il est unanimement admis que l’héritier n’est pas un propriétaire des biens hérités. Il n’est qu’un gérant avec l’obligation de transmettre les biens concernés à la génération suivante.

Cependant, ce successeur, cet héritier doit être un homme premier né, pour être conforme à la règle de primogéniture qui est très suivie. En outre, l’héritier devient nécessairement un père pour les enfants du défunt et un mari pour sa femme ou ses femmes. La personnalité et les responsabilités sociales, civiles et pénales de la personne décédée se poursuivent en la personne de l’héritier. Tout cela, une fiction proverbiale l’indique: l’héritier «c’est le décédé, qui n’est pas décédé».

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Notes

1 Du Droit d’Aînesse et du Partage de Succession dans les Landes, p. 3 [http://bibnum.enc.sorbonne.fr/omeka/files/original/9d1decad652627bbe9798e14213d9402.pdf]. Consulté le 23/01/2023.

2 Par exemple, Delafosse, 1900, 1901a, 1901b, 1904, 1908-1909, 1922a, 1922b, 1923. Sur l’homme et l’œuvre, Amselle et Sibeud, 1999.

3 A. Weill, F. Terre, Ph. Simler, Droit civil, Les Biens, cité par Oble, 1984, p. 349.

4 Grotius, cité par E. Vallier, 1902, p. 148.

5 Fortes, 1953, p. 345.

6 A la frontière sénégalo-guinéenne, une dizaine de milliers de Bassari habitent une chaîne de collines dont les sommets culminent entre 300 et 500m. Végétation, faune et climat sont ceux de la savane arborée soudanienne, à la limite des zones sahélienne et guinéenne, à plus de 400 km de l’Atlantique. Les Bassari appartiennent, avec les Coniagui, les Bedick et les Badyaranké, au groupe Tenda, vraisemblablement installé dans la région depuis le XIIe siècle.

Notes aux auteurs

* Docteur en histoire du droit, Maître-assistant

Information additionnelle

Cómo citar : Boni, S. (2023). Le droit successoral du peuple Akan (Cote d’Ivoire) a la lumiere des enquetes coloniales françaises (1901-1902) et des enquetes ivoiriennes recentes. Revista Estudios Jurídicos. Segunda Época, 23, e7889. https://doi.org/10.17561/rej.n23.7889

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Revista de Estudios Jurídicos
ISSN: 1576-124X

Num. 23
Año. 2023

LE DROIT SUCCESSORAL DU PEUPLE AKAN (COTE D’IVOIRE) A LA LUMIERE DES ENQUETES COLONIALES FRANÇAISES (1901-1902) ET DES ENQUETES IVOIRIENNES RECENTES

Sosthène Boni
Université Alassane Ouattara de Bouaké, Côte d’Ivoire,Côte d'Ivoire
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